Pour une littératie numérique qui traverse et éclaire les disciplines scolaires

Jeu

Longtemps j’ai pensé qu’il était urgent et nécessaire d’enseigner le numérique comme on enseigne les mathématiques ou le français. Non pour en faire une nouvelle discipline, mais pour mobiliser à ce sujet les collègues compétents et volontaires, quelle que soit leur discipline d’origine. Il devenait urgent, pensais-je alors, de prendre en charge, de manière formelle et inscrite dans les emplois du temps, à l’école, au collège et au lycée, une éducation au numérique augmentée justement de cette éducation aux médias et à l’information qui lui est, à mon sens, indissociable.

Je vous l’avais dit il y a un moment déjà, j’ai changé d’avis à ce sujet, pour quatre bonnes raisons :

  1. Un tel dispositif ne pourrait en aucun cas être pérenne.
  2. Ce serait ajouter du temps scolaire à un temps qui est déjà trop lourd pour les élèves, un des plus importants en Europe ! Non, une nouvelle matière qui viendrait s’empiler sur les autres, quels que soient les contenus enseignés, n’est pas du tout une bonne idée.
  3. Réserver à un professeur spécialiste, de quelque origine disciplinaire qu’il soit, cet enseignement aurait pour triste et inéluctable conséquence d’en décharger et déresponsabiliser tous les autres.
  4. En corollaire de la précédente raison, le chantier est aujourd’hui ouvert de la réécriture des programmes de la maternelle à la terminale et des référentiels du socle — connaissances, compétences, culture. C’est le Conseil supérieur des programmes qui y travaille. De même, en parallèle, il est question de changer les modalités de la formation initiale des enseignants, les modalités d’enseigner elles-mêmes, les formes d’évaluation et les examens enfin.

De ce point de vue, le numérique et les programmes disciplinaires vont devoir paisiblement mais durablement se rencontrer.

On peut déjà en avoir un aperçu avec le nouveau socle commun. L’ancien socle propose une compétence appelée « Maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication » qui ancre le numérique dans la seule et très réductrice dimension technologique. Ce qui semble nous être proposé a contrario dans le nouveau socle est un revirement sensible et heureux ! Le numérique traverse maintenant apparemment les connaissances et les compétences attendues du jeune citoyen.

Il est nécessaire d’aller plus loin. La culture numérique doit traverser aussi l’ensemble des programmes disciplinaires et les éclairer. 

Traverser les disciplines ? Croisement

Depuis vingt ans, on nous disait que l’éducation aux médias devait être partout… De fait, elle n’était nulle part, sauf initiative personnelle et rarement partagée de quelques professeurs volontaires… Finalement, et c’est une ironie de l’histoire, l’éducation au numérique devrait mettre tout le monde d’accord. Le numérique contraindra, j’en fais le pari, les disciplines, leurs programmes et ceux qui les enseignent à vérifier ensemble l’acquisition des nouvelles compétences qu’il a induites.

Produire un document vidéo, par exemple, pour rendre compte de l’aboutissement d’un projet ou répondre plus simplement à une consigne donnée met en œuvre des compétences variées qui ne sont nullement l’apanage d’une seule voire seulement de quelques disciplines. Il est déjà aisé et possible de produire un tel document en français, en histoire, en sciences de la vie et de la Terre, en éducation physique et sportive… en fait dans n’importe quelle discipline qui puisse s’enseigner, de l’école au lycée. C’est une occasion ouverte pour vérifier alors les compétences des élèves à collaborer et co-construire, à procéder à la prise de vue et au montage, à maîtriser les outils techniques nécessaires, à apprendre à concevoir, composer, construire des images fixes et animées, à comprendre les signes visuels et sonores, à argumenter dans une narration filmique, à s’interroger enfin sur la représentation qu’on se fait de soi, du monde et de soi dans le monde…

Publier un texte, par exemple encore, met en jeu des compétences variées et complexes, langagières, sociales, informationnelles qui valorisent l’autonomie, l’initiative, la collaboration… C’est aussi l’occasion de travailler à maîtriser la communication publique, la collecte documentaire, les règles de mise en page, l’intervention sur le code si besoin en modifiant ou en créant des fichiers HTML ou CSS… Et tout cela peut être mis en œuvre et évalué dans n’importe quelle discipline, à tous les niveaux, examens y compris… Et puis, quel merveilleux encouragement à l’exercice d’une liberté fondamentale : l’expression publique !

Manipuler, traiter et analyser des données n’est plus réservé, si cela ne l’a jamais été un jour, aux seules mathématiques ou aux disciplines scientifiques. Écrire des algorithmes simples, construire une carte heuristique, programmer des interfaces, expérimenter et observer, comprendre les conventions de fonctionnement des réseaux, les problématiques de choix de formats et de licences sont des compétences nouvelles qu’il est maintenant possible de mettre en œuvre dans la plupart des disciplines, et pas seulement les disciplines scientifiques ou la technologie en collège.

Tout cela est possible dès maintenant, sans attendre de nouveaux programmes ou de nouveaux examens. Dans le cadre d’une stratégie forte d’impulsion, il convient de susciter et valoriser l’engagement de ceux qui veulent s’y mettre et partager. Cela concerne aussi les cadres dont il faut former massivement les moins engagés. Il faut enfin lever enfin un certain nombre de verrous. Ce serait un bon début.

LampeÉclairer les disciplines ?

La mission de l’école est d’abord, je le rappelle, de former des jeunes citoyens émancipés, autonomes, responsables. Tout cela concourt à l’acquisition d’une citoyenneté numérique qui place les jeunes dans les meilleures conditions pour aborder leur vie d’adulte. Ils deviennent capables de pratiques critiques et raisonnées des médias et de l’information, tant en lecture qu’en production.

Les métiers de demain nous sont parfaitement inconnus. On sait simplement que, pour s’y préparer, les jeunes, nos élèves, devront avoir acquis à l’école une très grande culture générale et, notamment, une culture numérique fondamentale et humaniste.

C’est dans les disciplines existantes que vont se construire peu à peu les compétences transversales propres à cette culture numérique. En ouvrant ainsi les portes des possibles, en donnant l’opportunité de rencontres entre elles, le numérique contribue à enrichir, à augmenter, à éclairer les disciplines traditionnelles.

Le numérique, c’est d’abord de la culture et de l’humain. Il ne faut jamais l’oublier !

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photo : 1D110[Segle] – REFLEX IS BACK ! et cerevisiae via photopin cc

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7 commentaires pour “Pour une littératie numérique qui traverse et éclaire les disciplines scolaires
  1. hilde dit :

    C’est oublier bien vite que
    – des enseignants n’utilisent pas le numérique pour leur cours car ils ne l’utilisent pas tout court
    – des enseignants utilisent le numérique pour préparer leurs cours, mais pas en classe car ils ne maitrisent pas l’outil
    – des enseignants utilisent le numérique pour préparer leurs cours, et pour l’illustrer en classe, mais ne pratique pas avec les élèves car ils se sentent incapables de répondre aux questions technique desdits élèves
    – des enseignants maitrisent suffisamment certains outils pour faire travailler les élèves avec, mais, devant le sacro-saint programme renoncent à consacrer le temps nécessaire.

    Former la première catégorie sera impossible et difficile pour la seconde. Un prof normal décidera-t-il de ne pas enseigner une partie de sa matière pour avoir le temps de faire le reste grâce/avec/pour au numérique ? certains oui, ils le font d’ailleurs déjà, mais si on est prof d’une matière, c’est qu’on l’aime…

    Les profs ne sont pas identiques, et ce n’est pas l’abandon du C2I au CAPES qui permettra aux enseignants moyens d’avoir une culture numérique allant au delà de facebook ou twitter.

    Il est aisé de juger, de théoriser, d’imaginer, mais les profs sont des passionnés, et on ne décide pas du jour au lendemain :
    « en plus d’adorer les gamins, d’adorer enseigner, d’adorer votre matière, à partir de maintenant, vous serez également passionné par l’informatique. »

    • Pour ce qui concerne votre première partie, je pense que vous ne m’avez pas bien lu. J’indique un certain nombre de leviers pour changer les choses…

      Pour ce qui concerne le C2i, il y a bien longtemps qu’il est abandonné et une bonne moitié des profs recrutés ne le passaient même pas.

      Enfin, qui parle d’informatique ?

  2. Bonjour, et merci pour ce point de vue qui apporte un regard nouveau. C’est aussi toute la valeur portée à l’expérimentation qui est en jeu. Des savoir plus inductifs, plus contextualisés. Délivrés avec les ingrédients de leur « acceptation » côté enseignant. Cette agilité est aussi une remise en cause de la nature des savoirs des enseignants sans parler des disciplines. Comme le soulignait René Girard dans ces interventions « Dans mes cours, je n’avais souvent qu’une heure d’avance de culture sur mes étudiants ». Son but était alors de maintenir constante cette avance ! Merci pour cet article et aussi pour l’intérêt portée aux cartes mentales ;-). Denys.

  3. Gilles Le Page dit :

    Je plussoie des deux mains sur l’approche. Merci :-)

  4. Ninon Louise LePage dit :

    C’est une douceur pour la tête de lire ce billet. Je n’ai qu’un commentaire : « Ainsi soit-il ! »

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