J’ai toujours pensé que les rapports demandés à des fonctionnaires de l’État dans le cadre de leurs missions publiques, sur des sujets qui concernent tous les citoyens, hors secret d’État, devaient être publiés sans tarder, au sens de rendus publics, sous la protection d’une licence libre, du type Creative Commons. Il n’y a, à mon avis, aucune raison valable à retarder voire empêcher la publication de données ou de réflexions qui ont été ouvertes à la connaissance et à la consultation des citoyens par l’ensemble des missions et dispositions législatives récentes concernant l’« open data ».
C’est donc avec plaisir mais aussi un certain soulagement que j’ai appris la publication officielle du rapport commandé à Catherine Becchetti-Bizot, inspectrice générale, et qu’elle a intitulé « Repenser la forme scolaire à l’heure du numérique : vers de nouvelles manières d’apprendre et d’enseigner ». Il était terminé et a été remis au ministre en mai, mais n’a été publié que récemment. Cinq mois pour publier un rapport de l’inspection générale, celui-ci ne s’en tire pas si mal, finalement !
Vous le trouverez derrière cette page en téléchargement. Mais, pour vous permettre de le lire plus aisément et confortablement, vous le trouverez ci-dessous :
2017-056 Rapport NumériqueÇa commence vraiment très bien
« Accompagner ces changements plutôt que de les subir, développer de nouvelles stratégies pour instruire, éduquer et préparer tous les élèves à devenir des citoyens libres de la société numérique, poursuivre leur formation et progresser tout au long de leur vie dans un monde incertain, complexe et hyper-connecté, représentent des défis majeurs pour l’École du XXIe siècle. Ils impliquent de renouveler et de revivifier les modes d’enseignement et les processus d’apprentissage, en tirant parti au maximum des nouvelles possibilités d’accès à l’information et aux savoirs, tout en conservant à l’École son rôle de point de repère stable et sécurisant pour la construction de l’individu et du futur citoyen. »
On aurait même pu se passer ici de l’adjectif « numérique » pour qualifier l’état de la société, tant le reste du paragraphe est éclairant et signifiant. D’ailleurs, à mon avis, le plus important n’est pas tant que la société soit numérique mais qu’elle soit connectée, qu’elle donne la possibilité à chacune ou chacun d’accéder à l’information, aux savoirs et à l’expression de certaines libertés.
Me voilà pris en flagrant délit de critique et de pinaillage alors que mon parti pris était de dire le plus grand bien de ce rapport ! En effet, ce n’est guère dans mes habitudes d’encenser les rapports institutionnels, tant ils me semblent généralement poussiéreux et surtout trop peu visionnaires. Je sais bien que la mission principale de l’inspection générale est d’évaluer le système éducatif et ses acteurs, mais j’avoue avoir été souvent étonné des tonalités glaciales voire soporifiques affichées parfois… Quant aux prises de parole, j’ai entendu le pire, en moult occasions.
Un rappel essentiel
Revenons à nos moutons, et au bon grain qu’on peut glaner çà et là dans le rapport de Catherine Becchetti-Bizot. Le numérique y est clairement défini d’entrée, n’en déplaise à ceux que la substantivation du mot et l’évolution de son sens agacent :
« Le numérique n’est pas seulement une révolution technologique. Comme le furent, en leur temps l’invention de l’écriture et celle de l’imprimerie, il est aussi un phénomène culturel et social qu imprègne les actes les plus ordinaires de notre vie et nos représentations du monde : notre perception de l’espace et du temps, notre relation aux autres, nos façons de penser, d’imaginer et de créer, nos modes de travail et d’accès au savoir, ainsi que nos manières de produire et de diffuser les connaissances. »
Le numérique est donc un phénomène culturel et social, comme je ne cesse de le ressasser ici depuis des années, un changement de paradigme, comme l’indique l’intertitre qui annonce cette prise de position initiale et si essentielle, si on veut être compris.
Continuons notre saine et revivifiante lecture :
« Les potentialités du numérique ne font plus de doute pour une large majorité des contributeurs mais, dans un contexte en profonde mutation, chacun a le souci d’éviter les dérives de tous ordres : la dilution des objectifs de l’École, la fascination techniciste, la saturation informationnelle, la fuite en avant consumériste ou le zapping culturel – dérives qui peuvent s’avérer extrêmement coûteuses pour l’Éducation nationale. »
Il s’agit bien de cela : ancrer solidement la transformation numérique de l’école et de ses acteurs dans le substrat à rappeler sans cesse des missions historiques et émancipatrices de l’école — « sans remettre en cause les valeurs et objectifs fondamentaux de l’École de la République » comme l’énonce le rapport.
Une certaine façon de penser à ceux qui, pour surtout ne toucher à rien, s’avèrent incapables de penser le changement autrement qu’en termes de fascination ou de répulsion et donc d’exercer leur raison, une faculté qui semble avoir fui le monde de l’école, semble-t-il. Dans le microcosme si particulier des détracteurs et des contempteurs du numérique, on préfère aujourd’hui se défier de tout, a priori, et s’abandonner à une trouille sclérosante et fantasmatique.
Paradoxalement, pour beaucoup, cela semble être plus confortable. Dans un premier temps car, à terme, le choc risque d’être rude.
Iconoclasmes en tous genres
Car il s’agit bien de « …faciliter l’appropriation des nouveaux environnements et des nouvelles pratiques par les enseignants en leur permettant de s’engager sereinement dans des projets pédagogiques qu’ils auront eux-mêmes la possibilité de construire ou d’adapter. ». En prenant appui sur la « vitalité et inventivité sur le terrain », en faisant confiance — j’y reviendrai —, il est question de prendre acte de la nécessité de faire évoluer une nouvelle « forme scolaire » en prise et en accord avec son temps.
De quoi s’agit-il ? En prenant acte que « le numérique change la donne », Catherine Becchetti-Bizot note que :
« En multipliant les interactions, [le numérique] introduit de l’horizontalité dans les échanges, brise les hiérarchies, favorise à la fois des formes de travail plus collaboratives et des modalités d’apprentissage plus personnalisées. Il permet d’apprendre en mobilité et dans des environnements diversifiés, laisse pénétrer de nouveaux protagonistes dans la sphère de l’éducation et met en question l’autorité du maître. En bref, il dé-linéarise la relation au savoir, redistribuant en particulier les sources de connaissance et les redéployant potentiellement au-delà des murs de la classe, qui assuraient l’unité de temps, de lieu et d’action de l’enseignement. Enfin, il invite à prendre en compte un certain nombre de pratiques et de savoirs informels que les élèves peuvent développer en dehors de l’École. »
Voilà qui n’est pas commun et particulièrement iconoclaste ! Comment ? le numérique briserait les hiérarchies, mettrait en question l’autorité du maître, inviterait à prendre en compte des savoirs informels ? J’en connais qui doivent trembler de la tête aux pieds à la lecture de ces observations, à commencer par les élites de ce pays, particulièrement remises en question elles aussi, dont bien sûr la plus grosse partie de l’encadrement administratif et pédagogique de l’école même. Notez l’usage du présent car ces constats sont faits ici sur l’école d’aujourd’hui.
Elle ajoute : « L’autorité du maître tient plutôt aujourd’hui à sa capacité d’accompagner et d’étayer le processus d’apprentissage, et de mettre en scène le savoir, qu’à le transmettre magistralement. ». C’est un séisme, vous dis-je, un tsunami comme disait Emmanuel Davidenkoff.
Catherine Becchetti-Bizot enchaîne : il est donc nécessaire de faire évoluer la forme scolaire, conception et utilisation des espaces — mettre en parallèle cette réflexion récente à ce sujet —, temps d’apprentissage, en classe et au-delà, jusqu’à la maison. Pour ma part, j’aurais évoqué deux autres paramètres qui influent fortement sur la forme scolaire : la constitution des groupes et le design.
Elle insiste :
« Les jeunes passent un nombre considérable d’heures sur leurs écrans et leurs smartphones chaque semaine ; ils accèdent à toutes sortes d’informations en dehors de l’École et peuvent le faire à tout moment et dans n’importe quel lieu. Ce déplacement a des conséquences inévitables sur la fonction et le positionnement de l’École et des enseignants. »
Et s’interroge : « Faut-il importer dans la classe les pratiques sociales et de loisir des jeunes ? ». Contre un système qui promeut l’apprentissage individuel, elle ajoute, avec d’autres, que le numérique : « favorise la construction collective et participative du savoir… ».
L’auteure de ce rapport évoque ensuite, après quelques recommandations sur l’utilisation des smartphones des élèves en classe, qui finira par s’imposer contre les grincheux, la difficile question des ressources et notamment des productions des enseignants. J’agrée bien sûr son propos liminaire « La question aujourd’hui est d’encourager et de faciliter la création collaborative de contenus pédagogiques par les enseignants », après des années de reculades sur le sujet, sous la pression de lobbys puissants. J’appuie aussi la nécessité d’une plateforme à cet effet, dont le ministère pourrait prendre l’initiative d’une création, mais il s’agit davantage, à mon avis. d’en faire le moteur de la diffusion et de la circulation des bonnes idées, dans un flux seul à même de valoriser et promouvoir le meilleur, contre le stock qui aliène et appauvrit.
Les postures des acteurs
Catherine Becchetti-Bizot réaffirme ensuite le rôle central de l’enseignant :
« La formation initiale et continue devra en faire une priorité : habituer l’enseignant à ce retour réflexif et à la documentation de sa pratique, l’inciter à la production et au partage de ses ressources. »
Ce n’est pas gagné d’avance. À ma connaissance, aujourd’hui, ces excellentes considérations sont peu présentes dans les offres de formation. C’est un euphémisme.
Les inspecteurs sont fortement incités à devenir des animateurs de communautés apprenantes. Ça non plus, ce n’est pas gagné car on part de loin. J’avais écrit un article à ce sujet il y a peu (plus de 3 ans, tout de même) où j’invitais les inspecteurs pédagogiques à se transformer en chefs d’orchestre de la pédagogie, en animateurs de communautés d’enseignants en ligne. Rien de très révolutionnaire mais, à ma connaissance, la diffusion de ce texte dans certaines académies avait suscité des réactions scandalisées.
Les chefs d’établissements, « au cœur de problématiques complexes, à la fois techniques, juridiques, éducatives, pédagogiques, documentaires et environnementales », pilotes du projet et de la transformation numériques, sont encouragés à évoluer :
« Pour lui [le chef d’établissement] comme pour les autres cadres de l’éducation, cela nécessite un changement de posture radical, des relations plus horizontales, moins hiérarchisées, une capacité d’écoute et de la bienveillance. »
Autre qualité à espérer du côté des cadres : leur capacité à faire confiance aux équipes d’enseignants. Cette question de la restauration de la confiance est essentielle au moment où, de l’avis unanime, c’est loin d’être l’attitude la mieux partagée en milieu éducatif. L’inspectrice générale, elle, montre l’exemple. Elle sait faire confiance aux équipes d’enseignants « sur le terrain », et milite ardemment pour qu’on prenne en considération et soutienne leurs projets pédagogiques — voir plus haut.
J’avoue avoir été moins convaincu par les longues lignes sur les pédagogies actives et, en particulier, sur la classe inversée. Je n’ai pas été convaincu non plus sur le point de la formation et de sa nécessaire évolution. Le chantier est à refonder, notamment pour ce qui concerne la formation initiale, et les propositions sont trop peu ambitieuses. Il ne suffit pas, à mon avis, de promouvoir « de nouvelles modalités, moins descendantes et plus contributives, mieux distribuées entre les acteurs » ou d’inciter à utiliser la classe inversée ou les Moocs. Je ne m’étendrai pas plus sur ces questions, celle de la résurgence heureuse mais anecdotique, à mon avis, des pédagogies actives, celle aussi de la formation. Sur ce dernier point, même si mon avis n’est pas fait, loin de là, je pencherais pour qu’on aborde cette question davantage en termes d’angle, de regard, d’engagement plus que de contenus.
Pour en revenir aux prolégomènes de ce rapport et, notamment, à la définition du numérique, que j’agrée pleinement, je m’étonne de certaines formulations maladroites qui parsèment ce texte et, du coup, paraissent dissonantes. Elles laissent accroire que le numérique est ici confondu avec ses outils : « s’approprier le numérique », « la place du numérique », « l’intégration du numérique », toutes assertions qui auraient mérité, comme je le fais ici, d’être encadrées de guillemets.
Si le numérique est bien, comme le dit Catherine Becchetti-Bizot, comme je le soutiens sans réserve avec elle, un modèle différent, un nouveau paradigme d’abord social et culturel, je ne vois pas comment on peut l’intégrer ou se l’approprier. Il est là, présent, tout le temps, on y baigne en permanence. Comme dans l’air du temps.
Mais je chipote. Ce rapport est une petite merveille. Il aurait dû être écrit il y a dix ans, on en aurait profité davantage !
Belle conclusion
Catherine Becchetti-Bizot, après son parcours à l’inspection générale, après son passage à la tête de la direction du numérique pour l’éducation, après les différentes missions qu’on lui a confiées récemment, vient d’être nommée médiatrice de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur. Et c’est une excellente nouvelle.
Nous venons, avec @VidalFrederique , de nommer Mme Catherine Becchetti-Bizot comme nouvelle médiatrice de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur. Je la félicite.
Son travail sera très important pour les progrès de notre système éducatif. pic.twitter.com/yEPg0ty8wo— Jean-Michel Blanquer (@jmblanquer) November 13, 2017
On peut néanmoins s’interroger : quel est l’intérêt d’une médiation institutionnelle au moment où, justement, le numérique est facteur de désintermédiation généralisée ? Si cette dernière peut avoir d’heureux effets, il est nécessaire, je crois, de remettre un peu d’humanité et de bienveillance dans les rouages. Et Catherine Becchetti-Bizot est exactement la bonne personne pour cela.
Michel Guillou @michelguillou
Crédit image : timeanddate.com et Domaine public, Wikimédia.
Nota bene : Nombre de mots de ce texte doivent, au masculin, être considérés comme neutres et non sexués.
Je vous suit complètement sur votre analyse « positive » de ce rapport à part l’appréciation suivante…. »Il ne suffit pas……d’inciter à utiliser la classe inversée ou les Moocs ». Ce n’est certes pas suffisant mais je n’hésite pas, pour ma part, à dire que ces deux approches vont devenir rapidement incontournables! Il vaut donc mieux « anticiper » et s’y préparer.
Je voudrais maintenant simplement « compléter » votre remarque ci-dessous faite sur deux principes relevés que là aussi je défend complètement.
« Pour ma part, j’aurais évoqué deux autres paramètres qui influent fortement sur la forme scolaire : la constitution des groupes et le design ».
Je suis depuis toujours attaché au « tutorat élève » et cela pour plusieurs raisons :
1- C’est l’occasion de constituer des groupes de remédiation, pour certaines disciplines, tutorès par quelques élèves têtes de classe et volontaires alors placés sous l’autorité du professeur de la discipline concernée,
2- Ce travail coopératif favorise la cohésion du groupe classe, diminue l’exclusion des élèves en difficultés et participe d’une certaine façon à la lutte contre l’éventuel harcèlement au sein de l’école qui peut toucher ces élèves en difficultés,
3- Ce travail doit se construire dans un environnement qui se doit de modifier le design d’une salle de cours « classique ».
Pour moi ce rapport ne va pas assez loin… mais j’aurai l’occasion de m’en expliquer. J’ai déjà eu l’occasion de le faire dans mon livre : comment le numérique transforme les lieux de savoirs
Merci Michel de valoriser et de commenter si justement cet important rapport qui tranche avec ce que l’on peut lire ailleurs. Bien sûr on aurait aimé le trouver il y a 10ans… Mais ce retard ne me choque pas, il est constitutif du frein nécessaire à l’élaboration du changement. Il y a 10 ans il n’aurait pas été compris. Mais que les innovateurs ne se reposent pas ! Les pionniers sont toujours devant, mais, comme dit brunodev, il faut aller plus loin, et toujours ajuster l’ècole aux besoins dune societè pour la rendre meilleure.