Contenants et contenus numériques : le faux débat

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Il est un débat qui fait fureur en ce moment, malgré l’agitation électorale ou post-électorale, dans les aréopages de l’État, des collectivités territoriales, des associations scolaires ou périscolaires qui se préoccupent d’éducation numérique ou par le numérique, c’est celui des contenants et des contenus.

Malgré les déclarations optimistes des représentants des collectivités, en charge du chantier des équipements, malgré les inégalités qui font ressortir l’existence de territoires particulièrement gâtés dans ce domaine, la France se situe très très loin dans les classements européens — voir mon dernier billet. Bien des observateurs, donc, n’examinent l’ambition numérique pour l’école que sous l’angle des contenants, des matériels, des équipements qui manquent à nos écoles, collèges et lycées. Pour eux, donc, il faut développer les politiques volontaristes dans ce domaine, connecter les établissements à l’Internet à très haut débit, déployer des réseaux, inonder les salles de classes d’ordinateurs, de tablettes numériques, de tableaux numériques interactifs, de vidéo-projecteurs, ad lib. Et tout ira mieux…

D’autres, au contraire, prétendent maintenant que les équipements sont bien suffisants et qu’il manque surtout les contenus dont les professeurs ont besoin pour enseigner. Ils militent, comme on l’a lu dans les programmes pour l’élection présidentielle ou dans certains rapports, celui du député Fourgous comme les propositions du Conseil national du numérique, par exemple, pour la création de plateformes collaboratives de référencement en ligne, sous la houlette du CNDP ou du ministère, avec ou non validation par l’inspection générale. Ils militent encore pour un soutien actif à l’édition numérique et l’élaboration, sous leur responsabilité, de kiosques numériques de contenus en ligne, manuels, logiciels, ressources…

Une préoccupation complémentaire permet à ces deux clans de se retrouver : rien ne se fera sans une solide, pertinente et efficace politique de formation des professeurs leur permettant de s’approprier ces matériels ou contenus.

Que privilégier, les contenants ou les contenus ?

Cette alternative n’est pas, à mon avis, une question pertinente et l’évoquer en ces termes constitue un faux débat.

J’ai déjà dit, dans de précédents billets, combien j’étais navré d’une politique en matière d’équipement très inégalitaire. Comment comparer l’équipement d’un lycée dans le Limousin avec celui d’un lycée francilien ? Comment comparer l’équipement d’un collège corse avec celui d’un collège des Hauts-de-Seine, un département aussi riche qu’un pays européen de taille moyenne ? Pire !, comment comparer l’équipement d’une petite école rurale avec celui d’une école d’une grande cité de province ? L’État avait le devoir de pallier les très fortes inégalités engendrées par la décentralisation et ce ne fut pas le cas, loin de là, malgré quelques opérations (ENR, par exemple) insuffisantes et à la portée très limitée. Par ailleurs, l’imprécision des lois de décentralisation a laissé en jachère le chantier si important de la maintenance de ces matériels, l’État et les collectivités locales se rejetant réciproquement la responsabilité de sa prise en charge. Aucune entreprise ne survivrait si son parc informatique n’était pas maintenu ! Pourtant, dans l’éducation nationale, les matériels continuent de fonctionner le plus souvent, bon an mal an, grâce à la seule bonne volonté ou compétence de quelques personnels d’entretien ou de quelques professeurs volontaires bricoleurs, grâce aussi au volontarisme de quelques rares collectivités.

J’ai dit aussi dans ce billet combien j’étais perplexe à propos des contenus que nous proposent les éditeurs, combien je doutais de leur qualité. La plupart des éditeurs, tenus en vie à bout de bras par les nombreuses et successives mannes versées par l’État, repliés sur eux-mêmes et sur un autre temps, incapables d’investir le numérique tant ils ont encore le regard tourné vers le papier, incapables aussi d’imaginer un modèle économique plus respectueux du confort des usagers et de la juste rémunération des auteurs que des droits des producteurs et des distributeurs, ont produit ces dernières années, à de rares exceptions près, des ressources d’une rare indigence. Ce n’est qu’à coup de ventes forcées de ressources usagées recyclées dans des bouquets numériques indignes que les professeurs ont pu parfois en faire usage devant les élèves. Cette situation n’a que peu évolué, à l’exception notable de manuels numériques récents qui proposent, enfin, des ressources granulaires de bonne qualité. A contrario, ce sont le plus souvent les professeurs eux-mêmes, parfois à titre individuel ou regroupés le plus souvent en associations, qui ont produit les meilleures ressources, le plus souvent gratuites et parfois libres. L’État, sous la pression des marchands, n’a que très peu valorisé ces productions sauvages — non validées, disent aussi ceux qui n’en veulent pas ! — et soutenu ces initiatives marginales échappant aux logiques habituelles d’une économie de profit. Les exemples sont nombreux. Je vous recommande encore une fois de vous reporter au billet mentionné supra.

À noter, sur ce sujet, l’excellente question posée dans ce document : « Ressources éducatives, alpha et oméga du numérique à l’école ? ».

Alors comment faire avancer le numérique à l’école si le problème n’est ni celui des équipements, ni celui des ressources ?

J’ai déjà aussi évoqué cette question dans ce billet, par exemple, et dans les billets suivants. Pourtant, je souhaite revenir sur les propositions que j’y faisais afin de mieux les articuler avec l’actualité et, notamment, ce faux débat des matériels et des ressources.

Je crois, pour ma part, qu’il ne suffit pas :

  • d’équiper en masse nos écoles, établissements et salles de classe de matériels numériques de qualité ;
  • de fournir des ressources numériques validées par le plus grand nombre plus que par la hiérarchie ;
  • de former les professeurs aux usages de ces matériels et ressources.

En effet, rien ne changera si, du haut en bas de la hiérarchie du système éducatif, l’ensemble des personnels ne prend pas conscience de la nécessité d’un engagement personnel et surtout collectif dans le numérique.

J’avais montré comment cet engagement numérique semblait manquer et être particulièrement absent de l’affichage et des circulaires institutionnels mais aussi des préoccupations de l’encadrement, souvent rétif ou indifférent. La société est numérique, les pratiques numériques des jeunes sont massives, il s’agit maintenant de changer de braquet et d’accélérer :

  • chacun doit prendre conscience que chacun de ses gestes, chacune de ses décisions, de ses activités d’enseignement, doit être réfléchi à l’aune du numérique et de ce qu’il peut apporter de plus et de différent ;
  • chacun doit résolument s’adapter à de nouvelles démarches collaboratives où l’habitude est, en dehors des moments du réel que l’on partage, de construire une réflexion et une intelligence collectives ;
  • chacun doit inscrire aussi ses actions dans des démarches résolument innovantes.

L’innovation numérique, en particulier, doit donc être la préoccupation majeure des démarches éducatives de chacun, à tous moments, à tous les niveaux. Il faut aussi prendre conscience que, bien souvent, ces avancées innovantes sont construites en opposition aux consensus et aux règles. La désobéissance se rencontre parfois sur ces chemins-là. Peu importe !, il faut être capable, non de la réprimer, mais de la comprendre et de l’intégrer, voire de la valoriser, en exerçant sa raison, en faisant d’abord confiance et en convainquant les plus rebelles.

De manière plus précise, il est urgent pour l’école d’innover, par exemple, dans les domaines suivants :

  • l’usage de tous les terminaux numériques en classe, y compris les ordiphones ou « smartphones » ;
  • l’usage du numérique et de l’Internet à l’occasion de tous les contrôles, examens ou diplômes ;
  • la redéfinition des normes d’architecture pour construire des espaces de vie scolaire et d’enseignement adaptés au numérique ;
  • l’évolution des programmes et contenus disciplinaires pour faire évoluer les pratiques des enseignants — moins d’instruction, plus d’accompagnement ;
  • la redéfinition des services des enseignants, des groupes classe et des emplois du temps pour les adapter au numérique (modulation, souplesse, adaptation) ;
  • la valorisation du travail collectif, en complément du travail individuel.

De l’ensemble du système éducatif, on attend aussi, bien sûr, moins de frilosité et d’attentisme, moins de repli sur soi, mais surtout un changement radical des attitudes, des postures, des comportements, des regards comme un souci constant de compréhension et d’écoute des évolutions de la société et de sa jeunesse.

C’est à ce prix-là, au-delà du vieux et désolant débat des contenus et des contenants, que l’école pourra gagner le défi du numérique.

Réfléchissons-y.

Michel Guillou @michelguillou

Licence Creative Commons

Crédit photo : ecstaticist via photo pin cc

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