11/11/11, 11 heures, 11 minutes et 11 secondes… Ne s’agit-il pas là de la bascule soudaine vers une ère radieuse et définitivement numérique ? Sans doute, pour la société qui avance cahin-caha… au rythme des initiatives privées, sans guère d’impulsion de l’État. À lire le dernier compte rendu du CNN, Conseil national du numérique, je ne discerne guère d’élan ou de détermination citoyens et démocratiques. Derrière la volonté de donner une vision politique à l’OpenData (les données publiques, qu’il faut libérer), dont on pouvait s’attendre à ce qu’elle s’attache à l’information voire l’éducation du citoyen, je ne lis pour l’essentiel qu’investissements, création de richesses pour les PME et économie de la donnée — dont certains se demandent comment la vendre !
Et pour l’école ?
Fulgurance du CNN, ce dernier plaide « pour une plus grande valorisation des ressources numériques dans notre système éducatif » et pour le développement d’une éducation par le numérique au-delà d’une éducation au numérique.
Alors, cette fracture ?
Bon an, mal an, les plus jeunes des enseignants, qui sont tombés dans la marmite du numérique quand ils étaient petits, malgré les insuffisances de leur formation initiale, intègrent leurs pratiques personnelles numériques à leur enseignement. Oh, ça ne va pas très vite, tout ça, mais, à l’évidence, les cours, travaux pratiques et dirigés évoluent, se modifient, en même temps que les postures professionnelles se transforment. Il y aurait tant à dire sur ces sujets, j’y reviendrai dans un prochain billet.
Les moins jeunes des enseignants se mobilisent eux aussi et certains, par crainte d’être ringardisés, d’autres, pour rompre la monotonie de leur enseignement, se remettent en question. Contrairement à ce que l’on croit, ils sont loin d’être les derniers à s’engager et à bouleverser leurs pratiques professionnelles.
Il y a bien des résistances encore mais, à n’en pas douter, l’éducation par le numérique est en marche.
Alors, où est-elle, cette fracture ?
Pour le CNN, l’éducation au numérique semble être un préalable à l’éducation par le numérique. De ce point de vue, on est très loin du compte et la charrue peut bien partir à cause de la pente, elle n’ira pas bien loin sans les bœufs lorsque le chemin sera plus difficile.
Malgré les initiatives locales, les mentions dans les programmes, la volonté institutionnelle frémissante, la naissance de nouveaux enseignements optionnels, il n’y a pas dans les écoles, collèges et lycées de ce pays d’éducation au numérique, non plus que d’éducation aux médias numériques, lesquels médias trouvant là l’occasion de prospérer à tel point que les jeunes en ont fait leur lieu principal d’ébat et de socialisation.
Ce n’est pas la naissance d’un enseignement scientifique optionnel « Informatique et sciences du numérique » en terminale S, résultat d’un triste lobbying, qui sera à la hauteur des enjeux de cette éducation au numérique dont l’école manque tant. Là aussi, j’y reviendrai plus tard.
J’en viens à la fracture. Ou plutôt aux fractures, dont la principale.
Première fracture : celle que je viens d’évoquer et qui tend, peu à peu, à se résorber. Les enseignants sont maintenant conscients, pour la très grosse majorité d’entre eux, de l’importance de leur engagement. Beaucoup y prennent d’ailleurs beaucoup de plaisir. La fracture se réduit.
Deuxième fracture : celle entre les jeunes et les adultes, les élèves et leurs professeurs. Il y a là beaucoup de pain sur la planche pour prendre conscience de cela et tenter de réduire et de consolider. Trois points à évoquer :
- les savoir-faire techniques : la supériorité des jeunes dans ce domaine est patente, non pas tant par l’habileté qu’ils déploient que par l’absence de freins, ce qui leur ouvre la porte des possibles, par le jeu des essais et des erreurs ;
- les savoir-faire sociétaux : leur appétence au partage, leur confiance naturelle — elle peut leur jouer des tours —, leur engouement pour la coopération et la collaboration, ce qui les distingue notablement de ce que font les adultes ;
- l’absence totale de considération que les jeunes manifestent pour certaines valeurs traditionnelles, le droits des auteurs bien sûr et la vie privée dont ils ne cessent de se demander pourquoi on lui donne ce statut.
La troisième facture. Elle est considérable, ouverte, béante…
Le député Jean-Michel Fourgous s’est vu confier une nouvelle mission par le Premier ministre. Dans sa lettre de mission, début septembre dernier, François Fillon fait état du retard de la France dans ce domaine : elle occupe la 21e place sur 27 en Europe quant aux usages des nouvelles technologies en classe (curieux, ce langage ! ces technologies ne sont plus nouvelles depuis belle lurette). Jean-Michel Fourgous définit ses axes de travail autour de la systématisation du très haut débit, le niveau d’équipement des établissements, la maintenance, les ressources et la formation des enseignants : « Il est impératif de placer l’enseignant au centre. C’est lui qui déclenche l’accélérateur pédagogique. »
S’il est vrai que l’enseignant, dans sa classe, est capable, comme je l’ai dit, de prendre toutes initiatives qui permettent d’intégrer les Tice dans son enseignement, il n’est pas vrai non plus qu’il agit seul, sans contrôle, sans évaluation, sans impulsion, sans incitation.
De ce point de vue, Jean-Michel Fourgous fait donc une grave erreur de diagnostic. Pour accélérer la pédagogie, pour la transformer radicalement, je cite « [pour faciliter] le passage d’une pédagogie magistrale à une pédagogie plus active, participative et collaborative », il ne faut pas avoir le pied enfoncé sur le frein. Or l’encadrement dans sa très grande majorité, les chefs d’établissement, les inspecteurs de l’éducation nationale dans le 1er degré, les inspecteurs d’académie dans les départements, les inspecteurs pédagogiques régionaux, les cadres administratifs des rectorats, les inspecteurs généraux, les recteurs eux-mêmes sont les principaux freins à l’innovation pédagogique numérique.
Nous allons voir pourquoi et comment en quelques points :
- Le numérique ouvre à nouveau grande la porte aux pionniers, fers de lance d’une innovation dérégulée et perturbante, plus déstabilisante encore dans le 1er degré ou la pression hiérarchique est plus forte ;
- Le numérique favorise les échanges horizontaux et la collaboration entre pairs, toutes sortes de choses qui ne plaisent pas du tout du tout à une hiérarchie jalouse de ses prérogatives et partisane d’une communication descendante ;
- Les usages numériques gourmands et, parfois, irraisonnés des élèves perturbent la vie des collèges et lycées et la tentation est fort d’exercer une censure coercitive et de juguler une liberté d’expression qui s’exerce sur des supports que les chefs d’établissement maîtrisent mal ;
- Les usages numériques induits par la mise en place des ENT, sous l’impulsion des collectivités, qui bousculent les espaces et le temps scolaire, contraignent les chefs d’établissement à une nouvelle gouvernance, à déléguer des missions dont ils ne perçoivent pas les enjeux et à des relations différentes avec les acteurs de l’école, dont les parents ;
- Les cadres administratifs n’ont qu’une perception utilitariste ou consumériste de l’informatique, sans aucune perspective ni compréhension des profondes mutations qui concernent les personnels et les services académiques.
D’une manière générale, on ne perçoit que très mal, dans les aréopages, les enjeux liés à la mise en place du numérique. La réforme du lycée, par exemple, ne s’est à aucun moment, dans les académies, inscrite dans la perspective de ces mutations. Pire, il est de bon ton, dans les groupes académiques de travail qui réunissent des cadres, de se demander sans rire encore à quoi tout cela peut bien servir ! Je ne plaisante pas.
À l’ESEN, École supérieure de l’Éducation nationale ou dans les académies, la formation initiale et continue des cadres, chefs d’établissements, inspecteurs, cadres administratifs, n’a que très faiblement pris en compte l’évolution numérique. Pour s’en convaincre, Il suffit de jeter un œil, voir plus bas, sur la une du site de l’ESEN qui n’évoque que par une petite ligne en bas de page l’importance d’une culture numérique pour les cadres. Il n’est d’ailleurs pas imaginable dans les rectorats d’évoquer une quelconque « révolution » numérique que la société dans son ensemble a déjà comprise et intégrée.
Alors, oui, il faut continuer à former les enseignants pour préparer les élèves d’aujourd’hui au monde de demain. À cette fin, Jean-Michel Fourgous, dans sa réponse à l’AEF, préconise « que les inspecteurs puissent émettre une prescription de formation obligatoire ». Je gage qu’ils seraient, pour la plupart d’entre eux, bien incapables d’en dresser les objectifs et d’en dessiner les contours.
L’urgence est à l’élaboration d’un plan de formation volontariste et ambitieux pour les cadres qui n’ont encore, pour la très grande majorité d’entre eux, qu’une culture numérique pauvre ou parcellaire, peu engagée, sans réelle perception des enjeux…
Il s’agit d’en faire de vrais pilotes du numérique, capable non d’accompagner mais de promouvoir le changement. On y verra alors plus clair.
Michel Guillou @michelguillou
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