C’est l’algorithme mystérieux du réseau social dont le nom commence par un F et se termine par un K qui m’a présenté, ce matin, au hasard, un petit édito que j’avais écrit ailleurs il y a six ans déjà. Aujourd’hui encore, je n’en retirerais pas une ligne. Les élites nous expliquaient alors doctement qu’il existait, d’un côté, une bonne presse, celle des « grands » médias, presse écrite, télévision, radio, dispensant une information de qualité, et, par ailleurs, une mauvaise presse, celle de l’Internet dans sa globalité, support d’une profonde médiocrité. Et que cela était l’ordre des choses et ne changerait jamais. Pour ma part, je concluais en rappelant :
« Il n’y a pas de mauvaise presse. Il n’y a en démocratie qu’une seule presse, une presse libre et pluraliste. Et c’est le [citoyen] qui fait le tri. »
Cette opinion d’une bonne et d’une mauvaise presse est encore aujourd’hui largement majoritaire dans les élites politiques.
Au nom de la liberté d’expression
Elle a bon dos, cette liberté fondamentale si mise à mal ces derniers temps. Voilà que nos vaillants et visionnaires sénateurs se mêlent de vouloir réprimer ses abus ! Qui l’aurait cru ? On sait de quelle manière on a répondu, ces derniers temps, en haut lieu, à ces problèmes : il n’a jamais été question de renforcer les moyens donnés au juge judiciaire pour qu’il puisse faire son travail, vite et bien. Non, on a préféré confier les clés de la justice aux milices privées diligentées par les réseaux sociaux. Ainsi, on a délégué à je ne sais qui le droit de dire ce qui est licite ou ce qui ne l’est pas et fourni les ciseaux d’Anastasie à des employés nourris à la morale américaine, insensibles aux abus du droit en matière de racisme ou d’homophobie mais particulièrement sensibles dès qu’apparaît un bout de fesse ou un téton.
Bon, j’y reviendrai sans doute dans un autre billet.
Donc nos sénateurs inventifs, rapporte Nextinpact, ont d’abord fait l’époustouflant constat suivant :
« L’autre problème sur Internet est qu’il n’y a pas que des professionnels »
Et d’en tirer une résolution, celle de pourfendre :
« … ceux qui se prennent pour les détenteurs de la vérité, ceux qui peuvent être des ingénieurs autoproclamés, ceux qui n’ont jamais eu les capacités de devenir journaliste et qui néanmoins interviennent sur Internet. »
Quelle outrecuidance, ces gens qui donnent leur avis sans qu’on le leur demande ! Comme disait Pierre Arditi « C’est formidable que les gens s’expriment… après tout pourquoi pas… ».
Après les divagations du rapport Pietrasanta (1), il y a tout juste un an, qui voulait instaurer « le déréférencement des sites supposés prosélytes et, a contrario, le surréférencement des sites véhiculant la contre-propagande d’État », ces subtiles remarques sont la manifestation d’un désarroi profond. Il est temps d’y voir clair et de séparer le bon grain de l’ivraie.
La bonne presse validée par l’État
Je vous ai longuement parlé déjà (2) de cette triste initiative qui transpire le repli sur soi — c’est très couru, en ce moment — et la suffisance de ses journalistes promoteurs, qui s’appelle Lirelactu.fr et dont l’objectif, clairement affiché, « est d’offrir aux jeunes une plateforme pour les aider à décrypter l’information grâce à une presse qualifiée » (sic).
Je n’en suis toujours pas revenu. Il y aurait donc des fonctionnaires, aidés de journalistes — j’ose à peine prononcer ce mot tant il correspond peu à l’idéal initial —, qui s’autoriseraient à qualifier la presse, à la frapper ou non du tampon institutionnel, le reste étant ainsi déqualifié donc supposé ne pas être soumis au regard hagard d’une jeunesse supposée ignare et en plein désarroi. Aujourd’hui, ce portail, qui n’est d’ailleurs toujours pas ouvert, est censé proposer un accès à une quinzaine de titres validés, dits qualifiés, et s’ouvrir à « d’autres titres de presse écrite d’information générale, en particulier à la presse quotidienne régionale et aux hebdomadaires ». Ces derniers, pour faire partie du panel, devront-ils montrer patte blanche, faire allégeance aux grands patrons de presse, voir ci-dessous, passer sous le joug, promettre on ne sait quoi ? De rester « une presse de qualité » ?
[Mise à jour du 17 décembre 2022 : le magnifique schéma ci-dessous est mis à jour avec les données les plus récentes]
[Mise à jour du 27 octobre 2016 : le site est maintenant ouvert et, curieusement, la présentation qui en est faite sur le site du ministère s’affranchit de toute éventuelle validation ou qualification préalable de la presse sélectionnée. Espérons que le pluralisme sera bien gagnant. Je le vérifierai.]
La presse de qualité vue par RSF
Non, vous ne rêvez pas. L’association « Reporters sans frontières » se mêle à la fête. Numerama nous apprend que son secrétaire général signe un édito récent où RSF s’inquiète de la modification de l’algorithme selon lequel Facebook propose les articles à ses lecteurs. Ainsi, selon RSF :
« Il est essentiel que l’information journalistique, celle qui repose sur des méthodes, des règles d’honnêteté et le principe d’indépendance, ne disparaisse pas au profit de la subjectivité et de l’opinion pure »
Nous voilà maintenant éclairés par RSF : une presse de qualité, celle qui vaut d’être présentée en tête du fil de lecture des abonnés à ce réseau social, au détriment des photos de chatons ou d’un article de blogue, est une presse, je cite, honnête, indépendante, objective et qui ne délivre jamais d’opinion. Ce qui, chacun le sait bien, caractérise l’essentiel de la grande presse nationale ou des grands médias, en France ou à l’étranger, ceux qui ont justement été qualifiés par le ministère de l’éducation nationale.
RSF n’est pas trop sérieux. Numerama relève à juste titre l’incongruité et le paradoxe de sa démarche :
« Il serait paradoxal qu’en cherchant à protéger sa profession, RSF privilégie la diffusion des informations sourcées auprès d’une presse professionnelle, lorsque son propre rapport mondial sur la liberté de la presse dénonce chaque année le manque d’indépendance de nombreux organes de presse, y compris en France. »
Et Numerama commente, à juste titre :
« Ce n’est donc pas en soi une mauvaise nouvelle que l’information ne passe plus de façon privilégiée par le truchement de ces médias hyper-concentrés et sous emprise politique et industrielle, mais qu’elle puisse être libérée par la communication directe entre les citoyens, qui s’informent eux-mêmes. »
Et si on se préoccupait d’éducation ?
Le problème est donc ailleurs, comme le relève encore Numerama. Il n’est plus temps de valider, de qualifier, de tamponner, de sélectionner, il est urgent de commencer à donner aux citoyens, à commencer par les plus jeunes d’entre eux, à l’école, les moyens d’exercer leur sens critique à l’égard de l’information, d’où qu’elle provienne, quelle qu’elle soit.
Il s’agit donc d’éducation et de rien d’autre. Plutôt que de promouvoir, sous la pression des lobbys de la presse écrite, un pseudo-portail inutile dont il ne reste plus qu’à espérer sa prochaine disparition, plutôt que de chercher à valider une information supposée « de qualité », il est plus que temps, comme le dit Divina Frau-Meigs dans L’Humanité, de dire haut et fort que « l’éducation aux médias est une question de politique publique », de promouvoir une vision positive, ouverte et responsable de la citoyenneté. Chaque citoyen doit pouvoir s’informer où il le souhaite, comme il l’entend, et être capable de décrypter l’information pluraliste dont il dispose, qu’elle soit ou non présentée par un algorithme, de la recouper d’autres sources, d’entendre et de lire l’opinion des journalistes, dont la parole reste précieuse, et celle d’autres citoyens, ses pairs.
Et l’enjeu est de taille. Méta-Media nous rappelle, il y a quelques jours, en se référant à une enquête américaine de Pew Research, que les médias connaissent une crise de confiance sans précédent :
« Avec les réseaux sociaux, le partage d’informations se fait de plus en plus rapidement. Qu’on le veuille ou non, les amis et la famille constituent à présent une importante source d’information. »
Méta-Media rapporte notamment que seulement 10 % d’entre les jeunes se fient aux informations, et que seuls 12 % estiment que les médias nationaux font un très bon travail pour les tenir informés. Par ailleurs, en-dessous de 50 ans — la tendance ne concerne donc pas que les jeunes populations —, on s’informe essentiellement en ligne, sur son mobile, sur les réseaux sociaux, un peu aussi encore à la télévision mais le « print », la presse écrite, ne constitue plus qu’une fraction très marginale des sources d’information (5 % chez les 18-29 ans).
La défiance est à ce point générale que personne, non, personne n’attend quoi que ce soit d’une supposée autorité de validation ou de certification de l’information, comme au bon temps, en France, du ministère du même nom. La tendance se renforce, en revanche, de faire confiance à ses proches, à ses amis, à ses pairs.
Convient-il alors de donner plus de poids aux dispositifs d’évaluation en ligne, non exempts par ailleurs de détournements ou de critiques ? Ou les microcosmes sont-ils capables, à eux seuls, de faire naître la nécessaire intelligence collective qui permet à chaque citoyen de se construire une opinion éclairée de l’observation des faits ? C’est là l’enjeu pour demain, un enjeu duquel l’éducation ne peut en aucun cas être exclue.
Encore convient-il de sortir des déclarations convenues et opportunistes pour passer enfin aux actes, ceux de faire de l’éducation aux médias, qui s’inscrit naturellement dans une éducation au numérique, le fil rouge de tous les apprentissages disciplinaires.
Michel Guillou @michelguillou
- Selon une étude très inquiétante, le niveau baisse (au parlement) https://www.culture-numerique.fr/?p=3491
- Éduquer aux médias, certes, mais aux seuls médias validés par l’institution https://www.culture-numerique.fr/?p=4804
[cite]
Vous pourriez aussi mettre les journaux qui sont indépendants (pas de subventions, financés uniquement par les abonnés) pour que l’on sache quoi choisir en ayant une vue globale.