Numérique éducatif : tout plan est voué à l’échec

Échecs

Ça semblait pourtant avoir bien commencé. Rappelez-vous, on nous a d’emblée proposé, en juillet 2013, une prometteuse loi de refondation de l’école dont un des six objectifs est de « faire entrer l’école dans l’ère du numérique afin de prendre véritablement en compte ses enjeux et atouts pour l’école ». Bon, le slogan « Faire entrer l’école dans l’ère du numérique » était particulièrement mal choisi, tant il était porteur d’un gros doute sur la capacité de l’école à changer en quoi que ce soit. À cette fameuse entrée, il s’agissait davantage d’un léger frisson que du séisme disruptif auquel on pouvait s’attendre à l’écoute des discours particulièrement éclairés et volontaristes de Vincent Peillon (1).

Quid de la refondation de l’école numérique ?

MesuresAujourd’hui, où en est-on de quatre mesures clés, celles qui concernent le numérique, voir ci-dessus, parmi les vingt-cinq de la loi de refondation ? Seul peut-être le point 9, la création d’un service public de l’enseignement numérique, modulo quelques légères modifications de vocabulaire, a-t-il été mis en œuvre. En effet, on a créé au ministère une nouvelle direction, dite du numérique pour l’éducation qui se décline, dans chaque académie, en directions académiques sous l’autorité des recteurs. On a ensuite mis en place tout un tas de services en forme de portails web qui rendent d’éminents services. Puis on a mis en musique non la stratégie numérique chère à Vincent Peillon mais un Plan numérique conçu dans les alcôves des cabinets présidentiels. J’y reviens.

Parmi les portails dédiés, il faut noter la création récente d’un site généraliste « Les grandes étapes du plan numérique » déroulant sous forme de frise chronologique, au cas où on n’aurait pas compris, la planification en cours. Il commence par cette étonnante question :

Le choix ?

Comme si la question valait d’être posée ! Comme si l’école avait le choix !

Tout cela ressemble en effet à un service public du numérique pour l’éducation, en effet. Mais pour le reste… La répartition des compétences entre État et collectivités territoriales est encore en chantier, chacun s’efforçant, sur fond de tensions politiques majeures, de dépenser le moins possible d’argent public, en tout cas moins que le partenaire. Par ailleurs, l’État ne joue pas son rôle et les inégalités entre collectivités riches et pauvres se renforcent dans les territoires. Toutes les enquêtes internationales montrent une aggravation du retard, comparativement à nos voisins, tant pour ce qui concerne le raccordement au très haut débit dont ont besoin les écoles, collèges et lycées que pour ce qui concerne les équipements, dont on sait que s’ils ne constituent pas un préalable à l’engagement numérique de l’école (2), ils sont tout de même bien utiles, en classe. L’exception pédagogique n’a pas bougé d’un iota et les lobbys sont si puissants en ce domaine que le service public tarde à promouvoir des Communs de l’éducation ou même, simplement, à faire avancer les dossiers si importants du libre et de l’interopérabilité. Enfin, l’« éducation au numérique » est encore très à la traîne, elle aussi, dans le socle commun, dans des nouveaux programmes insipides qui n’ont du numérique qu’une vision utilitaire ou dans des enseignements ou dispositifs transversaux dont la mise en œuvre s’avère plus que compliquée — je pense en particulier à une éducation aux médias et à l’information souvent laissée pour compte. Enfin, qu’on ne me dise pas que les nouveaux enseignements optionnels au lycée dits « informatique et sciences du numérique » ou l’enseignement du « codage » (sic) au premier degré, qui désespère tant et à juste titre les professeurs d’école, sont une réponse pertinente au problème quand il ne s’agit que du misérable résultat du travail forcené d’un lobby !

À cette époque-là, j’ai fâché un certain nombre de mes lecteurs en disant que la refondation serait numérique ou ne serait pas. Je ne regrette rien. Je note que la transformation numérique de l’école n’a pas encore commencé (3), contrairement d’ailleurs à ce qui se passe dans la société ou les entreprises, en conséquence de quoi la refondation s’avère évidemment plus compliquée à mettre en œuvre. En témoigne le commentaire récent de la sociologue Béatrice Mabilon-Bonfils dans The Conversation.

« Le plan numérique pour l’école est un vrai enjeu dans une société des savoirs où ni l’enseignant ni l’école ne peuvent revendiquer le monopole de l’accès aux savoirs. Mais il n’existe aucune vraie rupture pédagogique et didactique seule à même d’induire de vraies différences. »

De la stratégie au grand Plan

Revenons à notre histoire. Après l’annonce de la refondation et la création de la direction du numérique, il y a eu la prometteuse concertation nationale sur le numérique pour l’éducation, début 2015, prometteuse parce qu’elle avait suscité la réflexion et les intelligentes propositions de la base, comme on dit. Du pur « bottom up », si on s’essaie à manipuler la langue des branchés. Et il y a eu cette décision fort heureuse de changer de slogan, en contradiction d’ailleurs avec la question du choix notée plus haut :

École numérique

Début 2014, Alain Boissinot, premier président du nouveau Conseil supérieur des programmes, disait (4), avec des mots qui lui sont propres :

« Je crois que, de même que nous sommes sortis d’un certain nombre de pratiques traditionnelles, nous sommes aussi sortis d’une logique où l’institution pouvait prétendre fixer depuis la rue de Grenelle, en ayant consulté quelques experts, si compétents soient-ils, l’ensemble des pratiques pédagogiques que devaient mettre en œuvre tous les enseignants de France. »

« L’époque où le ministre pouvait décider du jour et de l’heure à laquelle tous les élèves de France feraient leur dictée, elle est décidément bien terminée… »

Puis, à propos de la mise en œuvre du numérique dans l’école, il militait ardemment pour :

« …ce qui doit être laissé à l’initiative des équipes pour permettre une adaptation suffisamment fluide, suffisamment rapide aux évolutions des mœurs, des idées et des techniques. »

En dénonçant cette conception autoritaire, verticale, centralisatrice du pilotage institutionnel, qu’il croyait révolue, Alain Boissinot n’imaginait sans doute pas la naissance d’un inénarrable plan numérique pour l’éducation, né bien ailleurs qu’au ministère. Car c’est bien dans les cabinets des conseillers du président, soumis aux pressions de tous les lobbys, dont les constructeurs de matériels ou les éditeurs de ressources les premiers, qu’est né ce Plan d’un autre âge. On attendait une vision stratégique, on a eu un Plan, à peine quelques mois après la concertation nationale, histoire de faire comme si elle n’avait pas eu lieu. Nombreux sont ceux qui en ont dénoncé les travers (5), à commencer par l’impossibilité de laisser une place prépondérante à l’initiative, à l’innovation et au projet.

Tout récemment encore, Michaël Bourgatte, sans trop prendre de risques, notait dans The Conversation :

« On s’interrogera cependant sur les modes d’acquisition massifs et uniformisés de tablettes (notamment face à la question du libre arbitre et du libre équipement de chacun). »

Le contresens

C’est l’intégralité de la politique numérique en matière d’éducation qui est ainsi marquée du sceau de la planification autoritaire. Il s’agit là d’un contresens absolu. Le numérique est vecteur de flux, on organise le stock — se référer à ces splendides portails web dont je disais du bien mais qui ne participent en rien à la circulation et à l’enrichissement mutuel des ressources. Le numérique est vecteur d’innovation et de disruption, on organise la norme et l’injonction. Le numérique s’épanouit dans l’horizontalité réticulaire, on rétablit en haut lieu la verticalité descendante. Le numérique est paradigmatique, on organise en haut lieu son « déploiement », voir ci-dessous, dont j’ai déjà dit qu’il n’avait tout simplement pas de sens (6).

Et puis quel sens a, à l’heure du numérique, un Plan décidé en 2015 qui devrait voir, au mieux, son premier terme en 2019, tout en ne touchant d’ailleurs qu’une partie des écoles et établissements ? Comment n’a-t-on pas compris — un de mes prochains billets sera sans doute consacré à la cécité en la matière de nos prétendues élites — qu’il y avait urgence et que cette dernière ne pouvait s’accommoder d’une planification autoritaire, qu’il convenait enfin de mettre de la souplesse et du flux dans les rouages (l’équipement, la formation, les ressources), tout en s’adaptant aux véritables besoins des professeurs, sur le terrain, et en changeant radicalement, en concertation avec eux bien sûr, les missions et les services de l’encadrement et des enseignants. Comment faire autrement ?

Axelle Lemaire a bien raison, une fois de plus, en estimant, dans Nextinpact :

« En fin de compte, je pense que le numérique évolue plus vite que les programmes politiques, donc nous devons mettre à jour notre action en permanence pour en tenir compte. »

En revanche, en mentionnant le Plan numérique comme une réponse à cette évolution, Axelle Lemaire se trompe sur toute la ligne, même si elle est évidemment dans son rôle. Car un plan ne peut plus être une réponse à quoi que ce soit, et surtout pas pour résoudre les difficultés de l’école numérique.

À moins que ça ne soit Najat Vallaud-Belkacem qui ait raison, citée ci-dessous par Philippe Roederer :

Y a-t-il encore de l’espoir ?

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photo : via Pixabay en licence CC0

  1. La fracture numérique est au ministère ! https://www.culture-numerique.fr/?p=270
  2. L’équipement ne peut pas être un préalable à la transformation numérique de l’école https://www.culture-numerique.fr/?p=2663
  3. Le plan numérique ne s’accompagne d’aucune transformation de l’école https://www.culture-numerique.fr/?p=4524
  4. Alain Boissinot : « Il devient à la fois possible et nécessaire, grâce au numérique, d’enseigner autrement » https://www.culture-numerique.fr/?p=190
  5. Un énième plan numérique pour l’école tardif, opaque, illisible et presque surréaliste https://www.culture-numerique.fr/?p=2074
  6. « Déployer le numérique à l’école » ne veut rien dire, tout simplement https://www.culture-numerique.fr/?p=4771

[cite]

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Bon, après quelques modifications du code, la une semble reprendre forme humaine :)

Donc, la bière est pour moi. Tant pis !

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