Rendons à l’auteur ce qui lui appartient, l’aphorisme exact d’Edgar Faure est : « L’immobilisme est en marche, et rien ne pourra l’arrêter ». Mais j’aurais pu aussi bien intituler ce billet « 5 bonnes raisons de fuir l’école à toutes jambes quand on est prof » ou encore, car j’ai hésité, c’eût été plus court « 5 raisons de penser que c’était mieux avant ».
Vous savez bien, vous qui me lisez, que ce n’était pas mieux avant, non, que c’était juste différent, que l’école de Jules Ferry correspondait à son temps, comme celle qui lui a succédé et a changé correspondait au sien. Vous savez bien, de même, que l’école d’aujourd’hui n’est pas ou plus, depuis belle lurette, en adéquation avec son temps, qu’elle a accumulé un retard considérable à l’observation des évolutions politiques, sociétales, économiques de la société et, surtout, des pratiques numériques de sa jeunesse.
Alors, ces cinq raisons ?
Il va falloir accepter n’être qu’une source d’information parmi d’autres
C’est comme ça, voyez-vous. Ce sont des évidences qu’il faut ressasser en bonne pédagogie : les informations sont partout. Le monde baigne aujourd’hui dans un flux informationnel continu et l’école et ses acteurs ne sont pas épargnés. Les élèves les premiers se complaisent volontiers dans nombre d’espaces virtuels par lesquels transitent des masses gigantesques de données plus ou moins médiatisées. L’école et la salle de classe n’échappent pas à cette règle et, dans ce maëlstrom, la parole magistrale n’est qu’une source d’information parmi d’autres, parmi beaucoup d’autres.
C’est très difficile à admettre, pour beaucoup, je le conçois aisément. Toute la formation des enseignants est encore construite sur ce mythe du maître omniscient, expert de sa discipline, capable de dire, d’écrire, de faire savoir une parole unique et forcément légitime. La réalité est toute autre : la haute figure traditionnelle des experts s’estompe et leur parole est sans cesse confrontée sur tous sujets au flux horizontal des réseaux.
Bien sûr, il s’agit bien in fine d’acquérir des connaissances et des compétences et là, le maître retrouve un rôle privilégié mais c’est une autre histoire. J’y reviens.
Il va falloir accepter la critique des élèves
Ce renoncement est le corollaire du précédent. Si la parole magistrale n’est plus la seule autorisée à diffuser des informations ni même à contribuer à l’acquisition des connaissances, il va bien falloir accepter la confrontation, la contradiction, la remise en cause, la critique. Bien sûr que les élèves vont aller vérifier ce que disent leurs professeurs, n’en déplaise à ceux que cela chagrine ou irrite (1) ! Ils le font déjà très largement à l’Université et ont déjà commencé dans l’enseignement secondaire, sous la table en classe puisque les terminaux numériques personnels sont encore bannis des salles de cours par la loi ou les règlements intérieurs, ou après la classe, n’importe où…
« Le renforcement et la confirmation comme l’infirmation des connaissances apportées par quiconque, maître ou élèves, seront évidemment des contributions positives à leur acquisition durable » disais-je dans le billet en référence ci-dessus.
Encore une fois, on le voit bien, il est très difficile d’accepter cette critique quand on est persuadé qu’enseigner s’exerce aujourd’hui de la même manière que celle dont on a soi-même été enseigné, quelques décennies auparavant.
« Peut-on imaginer un professeur énoncer un fait, et qu’un élève aille aussitôt “vérifier” l’assertion, le reprenant “preuve à l’appui” ? Sa crédibilité et sa figure d’autorité s’en trouveraient aussitôt délégitimées aux yeux de tous » disait Éric Sadin il y a un an, se faisant l’écho d’un désarroi incompréhensible mais largement partagé dans la profession.
Il va falloir accepter de devenir des animateurs
Je l’ai vu et lu, c’est une critique qui revient en leitmotiv de la contestation du changement, n’importe quel changement, en ce moment par exemple la réformette que la ministre prépare pour les collèges. Les missions des professeurs changent, vont devoir changer, c’est là encore une certitude, un renoncement pour certains qui assoient leur légitimité et leur autorité sur leur posture et leur parole magistrale.
Seulement, ça ne marche plus. Comme je l’ai déjà montré (2), comme beaucoup d’autres par ailleurs, dans le monde des médias si proche de celui de l’éducation, l’attention est une denrée trop rare pour être gaspillée et imaginer qu’elle soit mobilisée exactement au moment où le maître l’a décidé.
« Le maître ne doit-il pas alors s’imposer comme le régulateur pertinent d’une désintermédiation débridée et anarchique ? » demandais-je il y a plus de deux ans déjà (3) ?
Quelle belle perspective ! Un maître ouvert et en prise avec son temps ne peut rechigner à cette tâche-là ! Accepter de descendre de son estrade pour, à côté des élèves, les mettre en activité et en interaction, se faire l’animateur de communautés d’élèves proactifs et au travail me semble être une mission considérablement enrichissante et valorisante.
Il va falloir accepter de changer son service
La tâche semble insurmontable tant les professeurs et leurs syndicats semblent arqueboutés sur des obligations de service définitivement obsolètes.
Je l’ai déjà montré en de multiples occasions, les notions d’heure de cours, de groupe classe, de salle de classe, d’espace d’enseignement sont en train d’exploser. Les temps et les lieux d’enseignement vont, avec le développement et les fonctionnalités des espaces en ligne, peu importe le nom qu’on leur donne, devoir être considérablement modifiés, avec la certitude d’une reconfiguration permanente rendue possible par la souplesse que lui accorderont les acteurs, les professeurs les premiers.
Le casse-tête ne va pas être simple à résoudre pour les chefs d’établissement ou ceux qui auront en charge l’organisation de ces temps et de ces lieux. Nul doute que les logiciels sauront faire ça, si la souplesse réclamée est rendue possible par la complète redéfinition de ces obligations de service.
C’est là un chantier considérable qui, s’il aboutit, sera un bon indice de la capacité de l’école à s’adapter.
Il va falloir travailler avec les autres
C’est le défi le plus important.
Aussi incroyable que cela puisse sembler, on le voit bien à la lecture des témoignages des professeurs opposés à la réforme du collège, dont je persiste à dire qu’elle ne va pas assez loin, c’est le point le plus sensible. Je souhaite dire ici, pour dissiper tout malentendu, que j’ai connu et connais encore de très nombreux enseignants qui ne conçoivent leur métier que dans la construction collective de démarches pédagogiques et éducatives. Et c’est fort bien ainsi. Mais, je le répète, de manière majoritaire, plus encore dans le second degré que dans le premier, les professeurs travaillent seuls, définitivement seuls, de septembre à juin, du lundi au samedi, du matin au soir.
La solitude est consubstantielle du métier.
Bien sûr, il y a la salle des professeurs, les cabinets réservés aux professeurs de certaines disciplines qui mutualisent ressources et parfois personnels spécialisés… Bien sûr, il y a les conseils d’enseignement, le conseil pédagogique, le conseil d’administration ou les conseils de classe mais on n’y échange guère autre chose que des banalités. Je caricature ? À peine. La plupart de ceux qui s’y collent n’aspirent qu’à s’en échapper le plus vite possible !
La multiplication, ces dernières années, des dispositifs transversaux (TPE, IDD, PPCP…) a abouti à une crispation du débat à leur sujet. Il y a ceux qui y sont favorables et s’épanouissent dans la confrontation de leur pratique professionnelle à celles de leurs collègues et ceux qui font tout pour y échapper et retourner dans le cocon protecteur de leur salle de classe. La proposition qui émerge de mettre en place les fameux EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires) met les collèges à feu et à sang. Rendez-vous compte ! Il ne s’agit rien de moins que de permettre à des professeurs de travailler ensemble, dans le cadre de leur enseignement disciplinaire, sur des thématiques interdisciplinaires !
Il y a de quoi faire peur, n’est-ce pas ! Travailler ensemble. Rendez-vous compte !
Encore ne s’agit-il que de thématiques interdisciplinaires là où l’émergence des pratiques pédagogiques numériques contraint à croiser les regards et à prendre en compte des problématiques transdisciplinaires…
L’école n’est pas au bout de ses peines, tiraillée entre l’enthousiasme de ceux qui veulent avancer ensemble — j’en connais plein — et les autres, qui n’ont définitivement pas compris que l’école devait changer et s’adapter à son temps et à ses pratiques sociales, ceux qui pensent encore que c’était mieux avant. Une chose est certaine, les professeurs sont au cœur de ces mutations dont ils ne pourront être que des acteurs en acceptant de changer postures, missions et services et, surtout, de coopérer, collaborer, de partager et d’échanger méthodes, progressions, séquences mais aussi échecs et réussites.
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo : Fort Edmonton Park et Cartable en cuir via photopin (licence), Thomas Leuthard et Esther Vargas sur Flickr cc
- Oui, bien sûr, les élèves vont vérifier ce que disent leurs professeurs ! https://www.culture-numerique.fr/?p=2250
- Mobiliser pour de bon l’attention des élèves, un défi pour l’école d’aujourd’hui https://www.culture-numerique.fr/?p=3549
- Pour une pédagogie de l’attention https://www.culture-numerique.fr/?p=316
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