Tout s’est pourtant bien passé jusque là… Il est bien rare que les élèves soient aussi calmes ainsi en fin de semaine. Cette classe de seconde est, comment dire ? plutôt vivante, les garçons en particulier, surtout les trois, là, au fond, le rouquin et ses deux acolytes dont Jules ne se rappelle jamais le nom. Malgré ses quatorze ans bien sonnés — il était en avance, comme on dit —, ce type, le rouquin, a un réel et incompréhensible ascendant sur les autres garçons de la classe. En revanche, son succès auprès des filles est pour le moins modéré… de manière tout aussi incompréhensible. Allez comprendre !
Tout s’était donc bien passé jusque là. Jules avait parfaitement conscience que de demander à trente-trois élèves de s’interroger sur l’écriture poétique était risqué. C’est tellement loin de leurs préoccupations… Mais il avait pris sa résolution : cela se tentait, s’il pouvait tout verrouiller, tout contrôler et ne rien permettre qui puisse perturber sa démarche.
Après cet excellent déjeuner avec quelques-uns de ses collègues, un peu arrosé, certes, Jules a proposé à ses élèves de réfléchir, en groupes, à ce qui ressortit plutôt du Spleen ou plutôt de l’Idéal dans le recueil Les Fleurs du mal. Rien de très original mais ce travail permet de mettre du sens sur ces deux grands traits de l’œuvre de Baudelaire. Cela s’est bien passé, la très grande partie des élèves ont bien perçu l’opposition et le balancement. Jules a alors proposé à nouveau à ses élèves de choisir un poème et d’argumenter : penchait-il vers le Spleen ou vers l’Idéal, et pourquoi ?
Jules n’a pas vu le coup arriver. Un groupe de filles, celles qui sont d’habitude au premier rang, ont décidé de travailler sur « Parfum exotique » et elles ont cru pouvoir discerner dans le choix des mots et les tournures des vers une aspiration du poète à l’Idéal. Jules les félicite et loue leur travail. Ont-elles compris qu’il y avait, derrière ces parfums et ces odeurs, celle d’une femme, issue des îles lointaines, dont Baudelaire était très épris ?
C’est venu du fond de la salle. D’une voix adolescente mais forte, le rouquin a crié : « Oui, Jeanne Duval ! ».
Jules n’a pas compris. Le rouquin ne s’appelait pas Duval. Il n’était pas non plus redoublant. Comment pouvait-il savoir ? Tout s’est alors brouillé dans la tête de Jules. Il a répondu « C’est cela, oui ». Que pouvait-il dire d’autre ? Jules a lâché prise. Il a alors compris — c’est la seule explication possible — que ce satané rouquin avait dû consulter je ne sais quelle encyclopédie en ligne sur son smartphone. Sur ses genoux, sous la table. Sinon, il l’aurait vu.
Lui ou un de ses sbires.
Les images ont alors défilé très vite dans la tête de Jules. Les murs de la classe vacillent, ses jambes se mettent à trembler, un monde s’écroule. Les élèves ont bien senti que Jules perdait de sa belle assurance. Par chance, le signal de fin se met à retentir.
Jules a convoqué le rouquin à son bureau et lui a fait promettre de n’en dire mot à personne. Ni à ses parents, ni aux autres professeurs. Jules s’est montré magnanime. Le rouquin a promis.
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo :Pixabay sous licence Creative Commons CC0
Quel dommage si cette histoire décrit une situation réelle. Quel dommage!
C’est une fiction bien sûr mais qui illustre bien ce que pensent tout bas nombre d’enseignants (voir mon précédent billet qui rapporte les propos d’un de tes collègues)…
Bonjour,
Il y a quelque chose de malséant à utiliser le terme très péjoratif de « rouquin », parce que stigmatisant et inutilement blessant. Merci de l’enlever, s’il vous plaît.
Frédéric
Puis-je vous faire remarquer que je me fais l’interprète des pensées d’un personnage que je mets en scène ? À supposer dons que ce terme soit compris comme péjoratif, il exprime non mon sentiment personnel mais participe, comme d’autres indices le laissent entrevoir, de l’image que ce professeur se construit de ses élèves… et, en l’occurrence, de celui dont vous parlez et qui a finalement le beau rôle.
Bonjour et merci pour cet article dans lequel je me reconnais partiellement. C’est une expérience quasiment vécue. Du coup, l’étonnement de mes élèves quand je leur suggère des sites/applis à consulter : « Bon, sortez vos smartphones ». Plutôt que de les consulter maladroitement dans vos poches….
Merci à vous. Pour en « rajouter une couche », un coup d’œil sur mon dernier article : https://www.culture-numerique.fr/?p=4307