Quatre ans déjà ! Il s’est passé quatre ans depuis le Grand Webzé. Ce jour-là de 2011, sur le plateau de cette émission diffusée sur France 5, on s’essayait à parler vie privée, données personnelles et éducation au numérique et ça ne volait vraiment pas haut. C’est le moins que l’on puisse dire. Jérémie Zimmermann, alors porte-parole de La Quadrature du Net, répondait aux questions de Vinvin et de François Rollin, et répétait, avec ses mots à lui, les mêmes avertissements convenus que ceux entendus déjà dans les médias ou dans la bouche de politiciens démagogues…
J’avais narré tout ça dans ce billet (1) dont je ne regrette aucun mot. J’avais aussi comparé l’attitude négative, anxiogène, presque morbide de Jérémie Zimmermann à celle d’un groupe de Belges, l’équipe de Yapaka, dont je découvrais alors le travail et vantais la qualité des vidéos qu’ils produisaient :
« Ces dernières abordent l’essentiel de ce que les parents doivent savoir quant au langage et au comportement adopter avec des enfants ou des adolescents concernant les pratiques numériques, sur l’Internet pour l’essentiel. C’est clair, concis, splendide, incisif, ciselé, très pédagogique, c’est belge […]. Ces gens-là ont décidément de l’éducation aux médias numériques une toute autre vision, plus éclairante et sagace, moins anxiogène, plus citoyenne enfin. »
Jérémie Zimmermann, lui, avait longuement glosé sur les adolescents qui confondaient vie privée et vie publique. Il méconnaissait alors, semble-t-il, comme beaucoup d’autres aujourd’hui encore, leur incapacité à savoir de quoi on parle et leur goût pour les postures à risque. Plutôt que d’utiliser des mots qu’ils comprennent ou peuvent comprendre, d’évoquer avec eux, de façon pédagogique, les notions d’intimité ou d’extimité, les participants à cette émission semblaient se poser en donneurs de leçons insupportables.
Le fondateur de la Quadrature avait terminé, sentencieux, par ces mots :
« Comme on apprend à lire et à écrire, on va apprendre aux gamins à chiffrer leurs communications personnelles, à chiffrer leurs données… »
Pour un militant de l’éducation aux médias que j’étais, un modeste héritier de Freinet ou de Korczak, ces mots étaient insupportables. Quand ces derniers voyaient dans la production d’écrits par les enfants un moyen d’émancipation politique et citoyenne, Zimmermann opposait ce jour-là une vision directive et terrifiante de l’éducation et de l’accès à l’exercice d’une liberté fondamentale.
Et puis il y a eu le projet de loi relatif au renseignement
Ce dernier, après avoir passé toutes les étapes du parcours parlementaire, a finalement été voté largement le 5 mai dernier. Suite à ce vote, de nombreux recours ont été formés devant le Conseil constitutionnel lequel a validé hier soir l’essentiel de la loi, ne censurant que trois articles.
C’est une défaite terrible pour tous ceux qui ont milité ardemment ces derniers temps pour dénoncer les travers liberticides d’une loi mal fagotée qui soumet le judiciaire à l’exécutif et organise une surveillance massive des citoyens. Je vous renvoie aux excellents arguments développés par la FDN ou la Quadrature. Comment expliquer aux citoyens et, notamment, aux plus jeunes d’entre eux, qu’il va falloir prendre beaucoup de précautions quand on aura à s’exprimer ou donner son opinion, se défier de tout le monde a priori et, en particulier, de l’État et de ses services de police et de renseignement ?
C’est une drôle de morale renversée qui nous est proposée là, où il convient d’abord de se défier de tout et d’abord de ceux qui nous sont proches et sont censés nous protéger, et qui préfigure certains des aspects des fantasmes orwelliens ou des considérations de Bentham ou Foucault sur leur société panoptique.
Ce monde qu’on nous promet, monde de défiance et de peur, est celui qu’il va falloir proposer à nos enfants et aux élèves. Pour l’éducation, l’éducation aux médias en particulier, pour ce que porte d’habitude l’école, les valeurs de l’émancipation, de la responsabilité, de l’autonomie, d’apprentissage des libertés fondamentales, c’est un terrible recul et un échec cuisant !
Jérémie Zimmermann avait raison, je crains qu’il ne faille bientôt expliquer à nos enfants et aux élèves comment chiffrer toutes ses données personnelles et ses correspondances numériques, comme le font déjà les journalistes ou parfois de simples citoyens, militants politiques ou syndicaux sous le joug des dictatures. |
Même si tous les recours ne sont pas épuisés contre cette loi, ce jour est un moment terrible pour l’éducation de nos enfants.
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo : « Kilmainham 1 ». Sous licence CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons.
1. Internet : quand les Belges nous font la leçon… https://www.culture-numerique.fr/?p=83
Trois remarques :
1) Je ne connais rien en chiffrement de données, mais il me semble qu’avec le numérique particulièrement, rien n’est jamais vraiment caché / privé.
2) Corollaire de la première remarque : nous sommes tous devenus de gré ou de force des personnes publiques dès lors que nous nous exprimons sur Internet, ce qui tend à étayer la thèse selon laquelle la frontière entre vie privé et vie publique est en train de changer de façon drastique.
3) Le Deep Web comme seule garantie de vie privée ???
PS : Je n’ai malheureusement pas le temps de développer (ce n’est pas l’envie qui manque !), donc là encore, ces trois points seraient évidemment à discuter / débattre …
Je ne suis pas non plus un spécialiste de la cryptographie et du chiffrement mais j’ai cru comprendre tout de même que chiffrer ses données personnelles et sa correspondance en ligne va compliquer très sérieusement le travail des services secrets.
D’où la tendance des États à vouloir l’interdire…
Je ne suis pas non plus d’accord avec le 2) mais, en effet, ça demanderait un développement plus long et aussi que j’y réfléchisse davantage.