C’est un lieu commun de dire que l’innovation ne va pas de soi. Dans le système éducatif, comme dans l’entreprise, elle est très perturbante, bousculant les habitudes, modifiant profondément les relations sociales et les rapports hiérarchiques, mettant en péril les organisations et répartissant bien souvent le pouvoir de manière différente, méritocratique ou anarchique. Gros avantage cependant, l’innovation permet de repérer rapidement les réactionnaires, pisse-froid et autres hibernants de la pédagogie, repliés sur eux-mêmes et accrochés à leurs certitudes, façon moule de bouchot. Et de faire sans eux.
L’innovation, pourtant, ne transporte pas que des valeurs positives. Il advient parfois — c’est encore un lieu commun que de le rappeler — que ça ne fonctionne pas, que les modifications induites soient porteuses de plus d’immobilisme que d’avancées. Il y a au moins deux sortes de raisons qui peuvent expliquer un tel phénomène : les premières sont propres au processus innovant soi-même, en forme de perte de contrôle, de dérapage qui conduit alors dans le mur, les deuxièmes sont, elles, externes et propres au système éducatif soi-même, en forme de freins et de frottements sclérosants.
Le numérique éducatif, depuis vingt ans, avance et progresse ainsi, cahin-caha, porté d’un côté par l’innovation débridée des pionniers, soumise de l’autre aux contraintes et régulations d’un système fortement ancré dans la tradition. Une sorte de tension permanente qui agace toujours un peu… au moment où on est généralement fondé à attendre un peu plus de réactivité, d’adaptabilité et de disponibilité du système.
Bien que je n’attende pas grand chose pour ma part de ce nouveau comité pléthorique, la création récente d’un Conseil national de l’innovation pour la réussite éducative peut être vue pour une bonne nouvelle, en ce qu’elle serait porteuse d’encouragement et de soutien pour tous ceux qui s’y frottent, de possible dissémination voire généralisation des innovations « réussies », de changement possible enfin du regard que le système éducatif lui porte, Il reste à espérer que les missions assignées à ce conseil restent bien celles de « recenser les pratiques les plus innovantes à l’école, les évaluer et diffuser les plus pertinentes d’entre elles ». tant il est certain que l’innovation ne se décrète ni ne se pilote.
Les espoirs énumérés ci-dessus sont aussi ceux d’Emmanuel Davidenkoff qui signe une tribune à ce sujet. Dans sa conclusion, et je le rejoins sur ce point, il regrette amèrement l’absence, dans les personnalités invitées à siéger, d’acteurs et experts du numérique. J’ai déjà dit, ici et ailleurs, à de nombreuses reprises, combien le numérique était, sui generis, porteur d’innovation, que le paradigme qui l’accompagnait offrait des perspectives et des possibilités de diversification et d’efficacité à cette dernière.
Emmanuel Davidenkoff, évoque, à titre principal, parmi ces experts du numérique non invités, ceux qui sont « notamment venus du secteur privé, qui n’est ni moins compétent ni moins légitime pour proposer des solutions innovantes et qui, via l’édition scolaire, reste le principal producteur de ressources pédagogiques pour la classe. ». C’est particulièrement drôle ! S’il ne manque pas de personnalités, dans le secteur associatif, dans les syndicats, parmi les fonctionnaires eux-mêmes ou, bien sûr dans le secteur privé, notamment parmi ceux qui fabriquent des matériels pédagogiques, qui pourraient utilement s’associer à la réflexion de ce Conseil national et lui apporter la dimension numérique qui lui manque, ce n’est certainement pas du côté de l’édition scolaire qu’il faut se tourner !
Quand j’évoquais supra les freins mis à l’innovation numérique, l’édition scolaire est, de loin, championne toutes catégories en matière de chausse-trapes et d’écueils. Depuis des années, de manière souvent consternante, les éditeurs, pourtant déjà largement subventionnés, n’ont cessé de pleurnicher publiquement dans le giron de l’État et des collectivités, dans l’incapacité qu’ils étaient de s’adapter et de gérer un nouveau modèle économique. « Incapables d’en percevoir les enjeux, ils n’ont cessé de se replier sur des références qui appartiennent à un autre siècle et de manifester une anxiété chronique à l’égard d’Internet et de ses supposés travers économiques et sociétaux. On a atteint un sommet avec cette table ronde d’éditeurs frigorifiés et larmoyants… » disais-je dans cet article suite au PNF Lettres qui s’était déroulé en 2012 à la BNF.
Dans le secteur des manuels numériques, par exemple, c’est surtout parce qu’ils ont été bousculés par des groupements d’enseignants — je pense en particulier à Sesamath —, par des enseignants isolés — voir le remarquable travail de Yann Houry, par exemple — ou par des initiatives commerciales différentes, comme celle de Lelivrescolaire.fr par exemple encore, qu’ils se sont enfin décidés, plusieurs années après ce qu’il était possible de voir dans d’autres pays moins frileux, à fournir des manuels numériques qui ne soient pas de simples PDF ou pourvus de fonctionnalités d’une grande pauvreté. Julien Delmas, sur son blog, montre bien à quel point les éditeurs scolaires ont complètement raté le train de l’innovation, dont on pouvait peut-être attendre qu’ils puissent être porteurs.
Julien Delmas n’évoque, et je le comprends, que les aspects strictement fonctionnels des manuels numériques qui doivent être adaptés aux besoins des enseignants et des élèves. De ce point de vue, le constat qu’il fait est alarmant. Non interopérables et donc dans l’incapacité d’échanger avec les autres, bardés de clés et de restrictions d’utilisation et d’installation, de conditions d’achat en masse de livres au format papier traditionnels devenus bien souvent inutiles, de licences d’utilisation incompréhensibles pour le premier gestionnaire venu, les manuels que ces éditeurs proposent, aussi riches parfois soient-ils, sont le plus souvent inutilisables. Et très coûteux pour les collectivités ou les familles.
Quand je parlais d’écueils et de chausse-trapes !
Je ne veux pas non plus évoquer ici le scandale de certains logiciels pédagogiques, dont la conception a déjà été largement subventionnée et qui continuent, malgré leurs insuffisances notoires, à être vendus et revendus plusieurs fois, de longues années après leur première mise sur le marché, dans des bouquets numériques fanés depuis belle lurette.
Un mot encore pour signaler à M. Davidenkoff que, contrairement à ce qu’il pense, l’édition scolaire n’a jamais été et n’est pas «le principal producteur de ressources pédagogiques pour la classe ». Les enseignants, engagés dans l’innovation numérique, ont appris à se passer, peu à peu, de ce que le secteur marchand de l’édition pouvait proposer et qui s’avérait si pauvre et contraignant. Ils se sont regroupés en associations pour partager leur travail ou ont proposé eux-mêmes, sur le web, de mettre à disposition de tous les collègues les ressources pédagogiques qu’ils produisaient. Commentées, enrichies, valorisées, ces ressources, sous licences libres parfois, ont été et sont toujours massivement utilisées.
Enfin, et c’est un point que j’avais déjà développé dans ce billet, ces enseignants ont compris que le modèle du numérique est celui du flux qui inonde et pas celui du stock qui confisque et prive les utilisateurs de leur liberté de choix. Puisse ce nouveau Conseil national de l’innovation le comprendre aussi au moment, puisque ce sera une de ses missions, de recenser, d’évaluer et de diffuser les pratiques innovantes ! Toute autre démarche que celle du flux et d’une valorisation de pair à pair serait vouée à l’échec.
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo : fdecomite via photopin cc
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