Anastasie à l’école…

220px-André_Gill_-_Madame_AnastasieAu-delà du clin d’œil qui fait référence à une publication bien connue, c’est bien d’une censure institutionnelle massive qu’il s’agit quant à la manière dont est filtré l’Internet dans les écoles, collèges et lycées de France.

À la fin du dernier millénaire, quand Internet a commencé à trouver sa place dans les foyers puis à l’école, naquit le projet SLIS (serveur Linux pour l’Internet scolaire). Il s’agissait bien, dans un premier temps, de fournir une passerelle de sécurité aux réseaux pédagogiques des établissements scolaires, protégeant les ressources internes d’éventuelles tentatives d’intrusion et protégeant les élèves, et parmi eux les mineurs, de certains contenus sensibles et inadéquats.

Par cette périphrase, on entendait alors la pornographie et rien d’autre…

J’avais, à l’époque, déjà, alerté mes camarades. Les avantages de ces systèmes de filtrage me paraissaient très inférieurs aux inconvénients observés qui n’ont cessé de croître :

  • c’est une cause perdue d’avance, le nombre de sites à filtrer s’avérant, de jour en jour, plus important ;
  • mettre des barrières techniques constitue un encouragement fort à les contourner ;
  • le risque est grand de filtrer des contenus de grande qualité ;
  • et surtout, cela contribue à démobiliser et déresponsabiliser les enseignants, à leur faire croire que la technique peut tout résoudre et qu’on peut, dès lors, se dispenser du nécessaire travail éducatif et préventif d’éducation aux médias de l’Internet.

Personne, à l’époque, parmi les adultes enseignants, hors quelques pionniers avertis, n’était rompu ou formé aux usages de l’Internet et ce que j’avais subodoré s’est bel et bien déroulé. On a tout vu, dès les débuts des années 2000, quand un professeur voulait travailler, en classe, en salle multimédia ou au CDI, avec ses élèves sur Internet :

  • des blocages nombreux et intempestifs sans raison pour l’accès à des ressources pédagogiques ;
  • l’accès soudain et inattendu à des sites inappropriés (pornographie mais aussi violence, négationnisme…) sans que personne, ni professeur ni élèves, ne soit capable d’une réaction ou réponse raisonnable et raisonnée puisqu’on ne l’avait pas anticipé ;
  • des élèves tentés de faire autre chose que de respecter les consignes données sans réponse éducative adéquate ;
  • hors de l’école, une appropriation débridée et parfois, il est vrai, abusive des outils de publication en ligne par les élèves — c’était l’époque des millions de « skyblogs » — et l’absence totale de réponse éducative raisonnée.

Rappelez-vous : deux collégiennes, excellentes élèves de surcroît, ont été à l’époque traduites en conseil de discipline puis exclues sans délai. Leur faute : avoir échangé sur un mur virtuel public, mais qu’elles croyaient faire partie de la sphère privée, des propos peu amènes à l’encontre de certains de leurs professeurs…

Qu’a mis en œuvre le collège pour prévenir de tels drames, pour les adultes comme pour les élèves en question ?

Rien.

Pendant ce temps-là, les listes de contenus indésirables dont se servent les passerelles d’accès, les SLIS et autres dispositifs équivalents, continuent à enfler. C’est un responsable système et réseaux de l’Université de Toulouse 1 qui s’occupe de cela, patiemment, jour après jour, et les abonde — il ajoute entre 50 et 300 sites par jour, dit-il lui-même. Ces listes noires dites de Toulouse sont maintenant si importantes et pléthoriques qu’elles ont été fragmentées en catégories — elles sont 41 maintenant — permettant un filtrage plus sélectif… ou global. Quant au classement, il a été et est encore l’objet d’approximations incroyables. Twitter, l’outil social de microblogage, si prisé des professionnels des médias et de l’éducation, était, par exemple, il y a peu, classé dans les sites de « dating », sites de rencontres amoureuses rapides !

Voilà comment est géré sérieusement aujourd’hui encore, dans la très grande majorité des établissements scolaires en France, l’accès aux ressources universelles de l’Internet !

Le site de l’université de Toulouse va plus loin et et s’enhardit à prodiguer des conseils pour l’utilisation des catégories. Concernant celle appelée « press », par exemple, qui contient 62 sites de presse d’information, dont l’AFPl’Étudiant, l’HumanitéLe Figarol’Expressl’ÉquipeDie Welt, etc., cette Haute Autorité préconise, concernant cette liste, je cite, de « [la voir] comme à interdire (au travail par exemple) ou à autoriser (CIO, bibliothèque) ». Sic.

Mieux, concernant les blogs (une liste de 424 unités), l’université et ses experts proposent de les interdire, de manière générale, et de n’en autoriser que quelques-uns pour des raisons pédagogiques !

La liste social_networks (ces gens-là, quoique Toulousains, ont une propension naturelle à utiliser l’anglais pour s’exprimer) contient bien évidemment FacebookTwitterGoogle PlusLinkedinMyspace

C’est bien un filtrage aveugle, généralisé, systématique qui est ainsi proposé, imposé par défaut le plus souvent, aux établissements scolaires. Ces derniers ne se privent pas d’en rajouter, au gré des désagréments parfois constatés… Les chefs d’établissement, pour ne pas être embêtés et pour prévenir les questions des parents, ne se privent pas de tourner le bouton dans le sens d’un nouveau renforcement des règles…

Au-delà de ce filtrage massif, c’est bien une censure institutionnelle de grande envergurequi est mise en œuvre, de manière implacable et irréfléchie. Les conséquences en sont désastreuses :

  • de nombreux professeurs enthousiastes renoncent à utiliser l’Internet avec leurs élèves, tant l’entreprise est périlleuse et n’aboutit souvent à rien ;
  • les élèves sont fortement tentés — et, généralement, ils ne s’en privent pas, malgré les interdictions — d’utiliser leurs téléphones portables, via la 3G ou les bornes Wi-Fi environnantes, pour accéder à la connaissance et aux savoirs dont ils ont besoin pour la classe, d’une part, à leurs outils préférés de socialisation, d’autre part ;
  • concernant les réseaux sociaux et Facebook en particulier, définitivement interdit intra-muros, on observe les mêmes dérives qu’à l’époque des « skyblogs », sanctionnées de la même manière, irréfléchie, anti-éducative.

Tout récemment, Mario Asselin, ancien enseignant et directeur d’école au Québec, expert de l’éducation numérique, blogueur notoire, exprimait ses doutes et ses inquiétudes dans un remarquable article : « Et si les filtres Internet dans les écoles envoyaient le mauvais signal ? ».

Les sites webs participatifs, les réseaux sociaux représenteraient, à son avis, a contrario de l’habituel consensus de l’école qui les honnit et les bannit, une nouvelle chance pour les apprentissages. Que de temps et d’énergie perdus à vouloir bloquer plutôt que d’éduquer et de responsabiliser, ajoute Mario Asselin !

Il fait mention, par ailleurs, d’initiatives locales, au Quebec, pour réfléchir à la suppression, à court terme, de toute forme de filtrage à l’école.

« Je suis de ceux qui affirment que c’est plus dangereux de ne pas éduquer devant la présence de dangers potentiels que de mettre à l’Index et de risquer que les jeunes soient confrontés aux mêmes dangers (hors de l’école) sans les moyens d’y faire face. » conclut-il.

Louise Merzeau, maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-Ouest-Nanterre-La-Défense n’y va pas par quatre chemins. Dans une interview vidéo qu’elle a donnée fin mars 2010 à l’ESEN (École Supérieure de l’Éducation Nationale, qui forme les cadres du système éducatif), elle parle, à propos du filtrage dans les établissements scolaires, d’« absurdité culturelle » et de « crime contre l’éducation ».

Elle se demande comment des enseignants médiateurs ont pu décider d’interdire les outils qui apportent ou construisent le savoir. Comment, dit-elle, est-il possible, en l’absence de toute réflexion éducative sur le sujet, de livrer les élèves aux seuls acteurs économiques, leur laissant le triste choix d’être consommateurs ou pirates ?

L’école n’a pas le choix, elle doit prendre toute sa part à l’éducation numérique des élèves, en les guidant pour le choix de leurs outils, en leur apportant la culture dont ils ont tant besoin et en leur expliquant le texte numérique, ajoute-t-elle.

Nouveauté de ces derniers mois et cerise sur le gâteau, les passerelles de sécurité, avec la mise en œuvre des ENT (Espaces numériques de travail) par les collectivités territoriales, sont parfois maintenant prises en charges par leurs DSI (Direction des systèmes d’information) et se profile alors, sous l’impulsion d’entreprises spécialisées privées, le spectre du filtrage par DPI (Deep Packet Inspection) encore plus définitif, stupide et déresponsabilisant.

Et si l’école, en s’ouvrant à une modernité innovante, en adéquation avec son temps, adaptait le mode de transmission des savoirs à celui dont les jeunes et les élèves sont déjà si friands, plus participatif, plus coopératif, plus collaboratif, plus horizontal ?

Et si l’école engageait enfin, à propos de l’Internet et des médias numériques, une profonde et utile réflexion sur les usages des jeunes, ouvrant la voie à l’éducation aux médias dont ils ont tant besoin ?

Pour éclairer, deux articles d’Owni sur le sujet,  et 

Michel Guillou @michelguillou

[cite]

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