En matière de numérique, qui n’avance pas recule. C’est une chose bien comprise maintenant par les entreprises et le monde du travail. L’engagement des personnels, des dirigeants, de l’ensemble des services doit y être résolu et déterminé, à tel point que plus rien ne permet aujourd’hui de faire autrement que d’évaluer en avançant, au risque de se tromper, parfois. Mais comment éviter cela ?
Pour ce qui concerne l’école, c’est beaucoup plus compliqué. Et les raisons sont nombreuses pour l’expliquer. Il persiste d’abord l’idée stupide, contre laquelle il faut lutter sans relâche, que « c’était mieux avant ». Pas simple tant chacun a son avis sur son école et ses petits bonheurs qui datent… d’il y a quelques décennies ! Il émane aussi comme un parfum de douce nostalgie quand on évoque ces sujets qui empêche toute réflexion sereine. Et puis l’école a pris la fâcheuse manie de ne rien commencer sans l’avoir expérimenté dix fois et s’être arrêté longtemps pour observer et évaluer. Que de temps perdu !
Par ailleurs, l’école ne manque pas de verrous, de blindages, de grippages, de conservatismes franchement réactionnaires observables un peu partout, au sein de la hiérarchie bien sûr, mais aussi chez certains syndicats ou organisations de cadres, de professeurs, de parents et même d’élèves. La résistance au changement est phénoménale et les mots manquent pour la décrire mieux. Il n’y a pas un corps de l’État qui ne soit à ce point gangrené de l’intérieur par une telle force d’inertie !
En voulez-vous quelques exemples ?
Vous le savez, le ministère de l’Éducation a organisé récemment une grande consultation (1) sur le numérique et vient d’en publier les premiers résultats. J’y ai même participé au tout début par des premières contributions au débat puis par un billet que j’ai appelé « ma petite contribution » (2).
Cette consultation a reçu des avis de plus de 51 000 personnes « de la communauté éducative (élèves, étudiants, enseignants et personnels de l’éducation, familles, collectivités et partenaires de l’école) » ce qui représente à coup sûr un échantillonnage fort intéressant, voir ci-contre. Malgré tout, encore une fois, il s’agit de personnes averties de l’existence de cette consultation, volontaires pour y participer et, surtout, désireuses de donner leur avis, positif ou négatif, à ce sujet. Toutes sortes de considérations qui ne permettent pas un traitement très objectif des résultats… c’est le moins que l’on puisse dire.
Malgré tout, il y a quelques leçons à en tirer
Si vous me lisez souvent, ce dont je vous sais gré, vous savez l’importance que j’attache à l’exercice de la liberté d’expression qui permet à chaque citoyen, avec le numérique, de donner son opinion, par écrit le plus souvent, et de la confronter à celle des autres et à la critique universelle. C’est là, à mon avis, la grande chance et réussite de l’émergence du numérique qui rend enfin possible à tous ce qui n’était réservé qu’à une élite auto-proclamée.
Conséquemment, j’ai longtemps plaidé pour qu’on apprenne en classe l’exercice enfin possible de cette liberté d’expression (3,4) plutôt que de la réprimer sévèrement ou de la censurer. L’après Charlie m’a conforté dans mes premiers choix puisque la ministre de l’Éducation soi-même a plaidé pour qu’on apprenne cette liberté. C’était d’ailleurs le thème de la dernière Semaine de la presse et des médias dans l’école (5) qui a été changé pour l’occasion.
Naturellement, la question de l’apprentissage de la liberté d’expression était posée, parmi d’autres, aux contributeurs de la consultation, à commencer par les élèves :
J’en extrais l’item qui nous intéresse :
Découvrons ensuite quel est l’avis, à ce sujet, des enseignants et personnels de l’éducation :
Opinion dont j’extrais ce qui concerne la publication et l’expression :
Enfin, demandons leur avis aux familles, aux parents, aux partenaires de l’école, sur tous ces sujets :
Et, comme pour les autres acteurs de l’école, j’extrais ce qui concerne « Publier, s’exprimer sur le web » :
Première observation générale, à la lecture de ces trois tableaux : tout le monde, élèves, parents, professeurs, est à peu près d’accord, le numérique permet d’acquérir de nouvelles compétences. Bon, il y a bien 15 % de grincheux qui ne sont pas d’accord, mais c’est, semble-t-il, le lot habituel des contempteurs qui se sont donné rendez-vous là.
Notez que ce pourcentage de 15 % s’augmente quand il s’agit des professeurs. Ils sont, remarquez-le, près de 20 % à dire que l’école numérique ne permet pas de concevoir, de réaliser, de penser « design », et 35 % à dire que l’école n’a pas à se préoccuper de comprendre la logique informatique et de programmer ! Plus d’un professeur sur trois ! Vous connaissez mon peu d’enthousiasme à mettre cette nouvelle compétence au premier rang de celles qu’il faut acquérir, voire qu’il faille pour ce faire enseigner l’informatique, mais tout de même !
Avec un tel panel de réactionnaires, l’école numérique ne va pas aller bien loin !
Mais revenons, puisque c’était le sujet, à l’exercice de la liberté d’expression. Il s’agit, je vous le rappelle, d’une liberté fondamentale, inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, comme dans la Convention relative aux droits de l’enfant, pour l’exercice de laquelle avant nous des écrivain(e)s, des philosophes, des citoyen(ne)s, des journalistes, des artistes sont mort(e)s pour la sauvegarder et l’inscrire comme un droit suprême, au-dessus des autres donc.
Eh bien, figurez-vous, au moment où cette liberté est potentiellement accessible enfin à tous, au moment où il convient enfin d’en faire un objet d’apprentissage, ils sont près de 30 % des élèves et des professeurs, près de 40 % des parents à dire clairement qu’ils ne souhaitent pas que l’école s’occupe de ça, qui refusent d’inscrire l’expression et la publication au rang des nouvelles compétences permises par le numérique, qui refusent donc — sans doute aux autres mais peut-être pas à eux-mêmes — le droit de s’exprimer, de donner son opinion, de la confronter à celle des autres ! Trois mois après Charlie !
Je ne sais pas pour vous, mais moi, ça me glace ! J’y vois une raison majeure de nourrir des inquiétudes sévères quant à la capacité de l’école à changer, à évoluer, à progresser, à s’adapter à son temps.
Pire : le Conseil supérieur des programmes vient enfin de publier — il a le droit, lui — sa énième version du socle commun de connaissances, de compétences et de culture, après un premier jet consternant (6) qui montrait l’incapacité de ses auteurs à comprendre les enjeux du numérique. Le produit final n’est pas mieux qui ne mentionne le mot « numérique » que comme adjectif à l’outil. Deux exceptions : l’une pour évoquer l’acquisition d’une culture numérique, en se gardant bien de dire de quoi il s’agit, l’autre pour évoquer l’apprentissage de son identité numérique — dites, les élèves, quand vous aurez compris, vous m’expliquerez ?
Quant à la possibilité de publier, cela apparaît en effet en filigrane quand on explique aux élèves à quoi peuvent servir les fameux outils numériques, sans s’attarder à tisser un lien avec la formation du jeune citoyen. Quand on évoque ce nouveau point, on dit en effet, et c’est tant mieux, qu’il convient que ce domaine fait appel « à l’apprentissage et à l’expérience des principes qui garantissent la liberté de tous, comme la liberté de conscience et d’expression ». Mais aucun lien n’est fait ici avec les potentialités offertes par le numérique. C’est juste une occasion de ratée ! Et une erreur historique !
Qui risque de durer encore un bon moment car on ne change pas de socle tous les jours, ou même tous les ans…
Je crois bien que septembre va s’éterniser encore un bon moment… (7)
Cette consultation appelle un autre commentaire, relatif cette fois à une autre question, à propos de la mise en œuvre en classe des équipements numériques personnels des élèves dont on sait qu’ils sont abondamment pourvus. Vous le savez encore si vous me lisez, c’est pour moi un autre cheval de bataille contre les interdits et la réglementation.
J’ai proposé d’aménager, dans un premier temps, les règlements intérieurs des lycées (8) puis, tout récemment, proposé que l’école exerce enfin sa raison à ce sujet (9). Mais à quoi bon quand on lit les résultats de cette enquête ?
À la proposition de se servir des équipements numériques personnels des élèves pour mener des activités d’apprentissage, les élèves sont plus de 18 % à n’être pas d’accord, les professeurs s’y opposent à plus de 56 % d’entre eux et les parents et familles sont encore plus nombreux : 58 %.
Comment dire ? Comment qualifier un tel comportement ? Ce n’est pas de l’obscurantisme, c’est le noir le plus complet. Il va s’écouler, sans aucun doute, encore de longues années pendant lesquelles les élèves vont consulter leurs tablettes et leurs smartphones sous la table… Et je les encourage vivement à le faire.
Non, je vous promets, je ne suis pas pessimiste, je suis juste désespéré.
Pour rester encore un peu sur cette intéressante consultation et toujours à propos de ce qu’il est possible d’envisager, il est évoqué la transformation numérique des manuels. La question est très curieusement posée.
Aux élèves, on demande s’ils sont favorables à ce que tous leurs manuels soient numériques. Ils répondent oui, à seulement 60 % d’entre eux. Aux professeurs, on demande s’ils trouvent avantageux pour les élèves que tous les manuels soient numériques — curieuse évolution sémantique ! suppose-t-on que les professeurs soient incapables d’apprécier que cela puisse aussi être avantageux pour eux, ou pour leur enseignement, ou pour l’école en général ? Les professeurs répondent oui à la question posée de manière très minoritaire. Ils ne sont que 46 % à y être favorables.
Aux parents, on ne pose pas la même question. On leur demande s’ils souhaitent que tous les manuels soient numériques, je cite , « pour réduire le poids du cartable » !
Doit-on n’envisager la mutation numérique de l’école qu’à l’aune de ces considérations matérielles, si importantes soient-elles ? Doit-on n’envisager la transformation numérique de la documentation, des manuels qu’en fonction de la considération de cette seule utilité et fonctionnalité ? Il y a de quoi sérieusement s’inquiéter sur ce que pensent vraiment les rédacteurs de ces questions des enjeux des mutations numériques de l’école. Comme il faut aussi s’inquiéter de l’imaginaire qu’ils se font de la perception que pourraient en avoir les parents !
Mais le plus triste n’est pas là : ces derniers s’opposent, malgré l’argument avancé, à cette mutation numérique à plus de 30 %. Ils sont moins réactionnaires sur ce point que les professeurs, c’est toujours ça de gagné.
Mais les Lagarde et Michard de 2 kilogrammes ont encore de beaux jours devant eux. Les éditeurs, qui n’étaient jamais les premiers à innover, peuvent se frotter les mains. Ils ont encore de bonnes recettes sur le papier à faire…
J’avais envie, pour terminer, histoire de déprimer encore un peu plus, d’évoquer l’incroyable micmac de la politique numérique de ce pays et, en particulier, de la mise en œuvre de la stratégie pour l’école numérique. Michelle Laurissergues a très bien dit, dans un édito récent sur Éducavox, avec sans doute plus de mesure que je ne saurais le faire, mais en usant des mêmes images géologiques que moi, son désarroi et sa perception des incohérences.
Ce sera pour une autre fois.
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo : LyceeStAndre363 via photopin (licence)
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- Petite fiche-projet à l’attention des proviseurs des lycées pour mettre à jour les règlements intérieurs https://www.culture-numerique.fr/?p=1400
- La raison et l’éducation plutôt que le mépris, la censure technique et la répression https://www.culture-numerique.fr/?p=2942
[cite]
Merci pour cet article d’une lucidité glaçante. Vous le dites en préambule, « En matière de numérique, qui n’avance pas recule » et l’éditeur numérique que je suis confirme, on recule ! Quel travail il reste à accomplir pour ne serait-ce que faire bouger les lignes… Je ne rentrerai pas dans le détail, ce n’est pas l’endroit, mais je suis effondrée par tant d’inertie.
Pas de moyen, trop de temps et des initiatives qui tournent au douce-amer !