Le numérique, ça devrait être obligatoire (1), me demandais-je il y a plus de trois ans déjà sur le ton de la plaisanterie. Je me demande aujourd’hui si cette dernière n’a pas assez duré…
C’est vrai qu’on tarde encore, de tous côtés, État comme collectivités locales, à soutenir vraiment l’engagement numérique de l’école, malgré les efforts déjà largement entrepris. Les raisons ont déjà été évoquées ici de nombreuses fois, je n’y reviens pas.
C’est vrai aussi que les grands médias, dont le suivisme docile et complaisant à l’égard des modes et des lobbys influents ne cesse de me navrer — j’y reviendrai sans doute dans un autre billet tant le sujet me semble important —, nous assènent ces derniers temps des articles, enquêtes ou dossiers qui témoignent de leur incapacité chronique à appréhender les enjeux et qui, du coup, rendent illisible et incompréhensible la stratégie de l’école pour le numérique éducatif.
C’est vrai encore que cette dernière est aussi compliquée par les initiatives particulièrement malheureuses et, je le répète, anachroniques du Conseil supérieur des programmes. Ce dernier nous délivre en effet une nouvelle version du socle commun duquel la culture numérique est totalement absente. Les sages qui y siègent, en décalage avec leur temps, en décalage avec l’état de la société et les pratiques des jeunes, en décalage même avec la recherche universitaire, n’ont du numérique pour l’éducation qu’une vision tristement matérialiste et utilitaire. Mais j’ai déjà évoqué tout cela… (2)
Enfin, il y a les lobbyistes de l’enseignement de l’informatique… Eux, je le sais, ils ont perdu d’avance mais ils continuent de s’agiter et d’agiter le microcosme, de tirer les ficelles et de squatter les cabinets. Tout cela contribue à brouiller davantage encore le chantier et à ternir l’image du numérique éducatif. J’aurai du mal à faire comme s’ils n’existaient pas, je me connais. Je vais essayer, néanmoins.
Et en classe, que se passe-t-il ?
Le paysage n’est guère plus riant. Il y a bien, de temps en temps, des initiatives, des comptes rendus, des rapports lus ou entendus ça ou là, dans des colloques, sur les réseaux sociaux, à l’occasion de rencontres ou, comme, tout récemment, dans le hors-série numérique des Cahiers pédagogiques (3) qui permettent de retrouver le sourire et donc un peu d’espoir.
Mais, franchement, j’ai la désagréable impression que, depuis dix ans, rien n’a vraiment changé. De l’ère des pionniers du numérique qui avait succédé à l’ère des pionniers de l’informatique, du multimédia et des Tice, on semble entrer aujourd’hui dans l’ère des post-pionniers du numérique deuxième génération. On est ainsi très loin de l’essaimage tant attendu. La lecture du dernier rapport Profetic est d’ailleurs édifiante à ce sujet (4).
Ce qui semble être un heureux effet du numérique, l’incitation au travail avec les autres, à coopérer, à collaborer, à construire ensemble, s’avère très vite très contrariant quand, justement, les autres cumulent inculture et refus de s’engager. C’est ainsi, me dit-on, du côté de ceux qui font des efforts et se lassent de les voir annihilés par l’inertie, voire maintenant de plus en plus, par l’attitude passéiste déterminée des opposants au numérique, car il en existe.
Comment faire ? Du côté des chefs d’établissement, on laisse faire parce qu’on ne veut pas avoir d’ennuis… et puis les injonctions hiérarchiques sont, de ce côté-là, bien peu persuasives ou même inexistantes. Les inspecteurs pédagogiques continuent, pour leur part, à interroger sur les usages en se préoccupant peu des réels engagements. Du côté des parents, on préfère quand il y a le silence en classe. Quant aux élèves, les plus petits n’ont pas les moyens d’agir et de changer les choses et les plus grands sont confrontés à l’échéance proche d’un baccalauréat anachronique et se taisent.
Comment, je caricature ? Non, même pas.
Par ailleurs, ce qu’on me dit de la formation initiale ne laisse augurer rien de bon, sauf rares exceptions, bien sûr. Il n’est qu’à prendre connaissance des tristes volets numériques des plans de formation des ESPE pour s’en convaincre.
« Enseigner avec le numérique ne peut pas être un choix pédagogique »
C’est ainsi, avec ces mêmes mots, que s’exprime à juste titre une jeune professeure de français enthousiaste mais lasse de la paresse et des reculades de ses collègues. Elle s’appelle Aurélie Foucault-Texier puisqu’elle m’a autorisé à donner son nom. Les équipes pédagogiques sont ainsi fragilisées, me dit-elle aussi, dans son collège des Yvelines pourtant bien connecté et équipé, par l’attitude froide et et les pratiques pédagogiques particulièrement désuètes d’une partie de leurs membres. Ces derniers continuent à dispenser des cours magistraux lénifiants sans jamais utiliser Internet ou l’espace numérique de travail dont disposent le collège et donc les élèves. Ces derniers, comme leurs parents, s’en trouvent désemparés, ne sachant à quel saint se vouer.
Comment convient-il de rendre les devoirs faits à la maison ? Sous forme papier ou numérique ? Convient-il d’apporter les manuels scolaires papier en classe ou se servira-t-on des manuels numériques ? Les élèves n’en savent rien car ces conditions de travail changent d’un cours à l’autre, d’un professeur à l’autre…
La plaisanterie a assez duré
Ce sont les collectivités locales qui sont chargées du raccordement à l’Internet, des achats de matériels et de l’équipement, de leur entretien et de leur maintenance, des achats de ressources pédagogiques. Parmi ces dernières, nombreuses parmi ces collectivités sont celles qui ont compris l’importance d’investir dans l’achat de manuels scolaires numériques, dématérialisés donc.
Il s’agit là d’un engagement résolu de leur part pour répondre à la demande des professeurs mais aussi pour accompagner la stratégie numérique de l’État. Et pourtant, nombre d’enseignants, malgré cette incitation, malgré souvent la décision contraire prise en conseil pédagogique, continuent à utiliser les réserves de manuels scolaires papier voire à commander de nouvelles séries. Les éditeurs scolaires ne s’en plaignent pas et se frottent les mains qui voient là l’occasion de faire une double affaire.
Il en va de même des lourdes photocopieuses achetées il y a un bon moment et qui continuent à être entretenues et maintenues à grands frais — ceux du contribuable. Les professeurs continuent à s’en servir très largement pour distribuer des quantités impressionnantes de documents papier plutôt que de se préoccuper de les numériser et de les mettre à disposition des élèves sur leur espace personnel en ligne.
L’école n’a plus le choix, les disciplines n’ont plus le choix et les enseignants non plus. La révolution numérique de l’école est en marche n’en déplaise aux grincheux et nostalgiques de l’école de Jules Ferry, même en version 3.0. Les collectivités territoriales lui rendraient un fier service en uniformisant leurs politiques d’équipement et de fourniture de ressources.
Le zéro papier inutile puis le zéro papier doivent être des objectifs simples à atteindre pour peu que les conseils pédagogiques, aidés en cela par des politiques locales résolues, convaincues et compréhensibles, prennent les décisions qui s’imposent et qui sont à leur portée :
- ne plus acheter de photocopieuses et, pour celles qui restent, limiter leur utilisation au seul domaine administratif, dans un premier temps ;
- ne plus acheter de livres scolaires sous la forme traditionnelle et consacrer les crédits dévolus à cet effet à l’achat de manuels numériques dont il sera, à titre secondaire, intéressant de vérifier qu’ils sont granulaires et interopérables — y retrouvera-t-on ce Botticelli et les merveilleux autres tableaux des Lagarde et Michard, qui furent la cause de mes premiers émois d’adolescent ?
À ces deux conditions-là, il sera plus facile ensuite de changer les programmes et les examens et de faire évoluer les postures magistrales, la transmission des connaissances et l’acquisition de compétences à l’heure du numérique. De telle manière à rendre de fait le numérique obligatoire.
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo : Sandro Botticelli – La nascita di Venere – Google Art Project – edited via Wikimedia Commons.
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Le papier c’est bien aussi, je trouve ! Surtout lorsqu’il peut s’appuyer sur un corpus numérique de ressources produites par les pairs. A mon humble avis, les enseignants basculeront massivement vers le numérique lorsqu’ils y trouveront avantage, par exemple le modèle des manuels scolaires style Sesamath offrent le meilleurs des deux mondes : versions papiers et surtout numériques librement modifiables.