Au moment où les secousses telluriques nées de la collision de l’école avec le numérique deviennent plus nombreuses, parfois plus complexes à comprendre aussi, au moment où les réactionnaires de toutes engeances nous infligent, via médias autorisés et complaisants, leurs témoignages éculés et apeurés, les Cahiers pédagogiques nous livrent, avec ce hors-série numérique, une photographie instantanée mais enthousiaste de « l’avancement de l’école du premier degré dans l’ère numérique », comme dit le jargon officiel.
De loin, mais à l’écoute de ce qui se passe, il ne m’avait pas semblé jusqu’ici que les Cahiers pédagogiques s’étaient résolument engagés sur ce chantier. Quand, aujourd’hui, les décideurs au plus haut sommet de l’État semblent prendre prétexte des expérimentations, des évaluations et des consultations successives pour remettre à demain les nécessaires décisions à prendre, quand le Conseil supérieur des programmes soi-même nous livre, aujourd’hui, une version du socle commun plus anachronique encore que les précédentes, ce dossier vient témoigner lui, au contraire, d’un engagement résolu pour mieux comprendre les mutations de l’école avec l’observation critique des modifications des pratiques pédagogiques, en classe.
Alors, oui, bien sûr, il y a des maladresses, beaucoup, des hésitations encore, un peu trop parfois de cette fascination pour l’outillage qui aveugle et fait perdre le sens critique attendu… mais qui fait souvent accéder à l’essentiel, la réussite.
Ce dossier déborde du plaisir – c’est ce qui le rend passionnant à parcourir – de cette foi laïque surprenante et de cette conviction que les changements vont pouvoir accélérer et augmenter tout ce que l’école portait déjà de valeurs humaines et sociétales, de lien et de partage. Ce plaisir de travailler est au centre des pratiques professionnelles de François Lamoureux. C’est aussi ce que disent ensemble, par exemple, Anne Andrist et Ghislain Dominé qui, emportant Célestin Freinet dans leur démarche numérique, partagent « de la joie et des moments délicieux d’accomplissement ». Le témoignage de Lionel Le Pouff va dans le même sens.
Les postures, les démarches, les attitudes se transforment. Philippe Roederer souhaite assigner d’autres missions à l’encadrement qui, plutôt que proscrire, doit « favoriser le partage et la mutualisation ». Il prône une culture de l’horizontalité pleine d’humilité et de proximité, et une attitude compréhensive et ouverte, souvent bien loin de ce qui se pratique généralement. Il est rejoint en cela, de manière un peu différente, par Michèle Dreschler pour qui les cadres pédagogiques sont en charge de la construction de compétences individuelles et collectives.
Les professeurs ne sont pas en reste. Anne-Cécile Maillot, qui débute l’aventure numérique, s’y engage sans vergogne et dit devoir oser parce qu’« on peut se tromper, recommencer, corriger ». Régis Forgione, qui a compris les vertus du partage, rêve d’« une salle des professeurs à l’échelle mondiale pour partager… coopérer , s’entraider ». Philippe Tassel, à juste titre, plaide pour qu’on fasse enfin confiance aux enseignants pour prendre conscience des améliorations et des transformations induites par le numérique, pour explorer celui-ci et s’y engager.
Nombreux sont les témoignages qui font état des vertus du partage et de la coopération, voire de la collaboration, pour les élèves. C’est le cas dans la classe de Véronique Favre qui met les parents dans le cercle, de Baptiste Jacomino à propos de la lecture, de Joëlle Lefort, tous d’accord à ce sujet.
Régine Forgione, à nouveau, avec son compère Fabien Hobart, rappellent pour leur part d’autres vertus du numérique : en pratiquant la twictée, ils observent qu’écrire sert avant tout à communiquer avec d’autres et à publier sur les réseaux. Ils ajoutent qu’une force du réseau social est la mise en relation des classes francophones à travers le monde et qu’elle a un double effet : la motivation liée à des échanges internationaux, la mise en évidence du caractère universel des connaissances et des apprentissages.
Ce point du supplément de motivation est abordé par la plupart des contributeurs pour s’en réjouir, bien sûr. Alexandre Acou s’étonne par exemple que ses élèves aient tant envie de commencer à lire. La motivation est souvent une denrée rare dans la classe, et la cultiver ou la retrouver, par des mises en apprentissage spécifiques, constitue un facteur hautement bénéfique de la réussite. Mais cette motivation, comme sa cousine l’attention, est bien fragile. Comment la maintenir dans la durée ? Comment lui donner une nouvelle dynamique ? Comment valoriser l’engagement ?
Certains témoignages, ceux de Soledad Messiaen et Caroline Coudé, proposent la classe inversée pour résoudre les difficultés à proposer un enseignement différencié et personnalisé. Mais, sans les parents, rien n’est possible et Caroline Coudé note à juste titre que se pose alors le possible renforcement des inégalités. Elle reste positive : « Ainsi, tous les élèves peuvent continuer à apprendre, tout le temps et partout, que ce soit à la maison ou à l’école ».
Sans doute mus par la banalisation d’un vocabulaire souvent vide et trop institutionnel, bien des témoignages font état d’« usages » qui trouveraient avantage à être proposés ou identifiés comme des pratiques professionnelles, des approches différentes, des engagements.
Enfin, il faut rappeler qu’une bonne ressource est une ressource qui circule et qui, de cette manière, s’enrichit de sa mise en œuvre successive dans des situations d’apprentissage différentes. Ainsi, vouloir la stocker, comme le proposent certains sans doute parce qu’ils y trouvent du confort, est une erreur et vient en contradiction avec les valeurs du partage ou de la diffusion énoncées par ailleurs.
La richesse et la grande diversité des situations et analyses proposées constituera sans doute, pour tous ceux que l’« aventure numérique » ne rebute pas, une aide substantielle à leur engagement. Beaucoup de témoignages se recoupent pour dire qu’il est possible de démarrer et de prendre du plaisir avec un équipement minimal et une formation légère. Pour cela, la salle des professeurs universelle de Régis Forgione devrait constituer une aide efficace, comme les nombreux dispositifs en ligne qui s’ouvrent maintenant, de type MOOC ou non. Mais courage ! Joëlle Lefort dit même qu’elle s’est formée seule…
En tout cas, n’oubliez pas, la pédagogie numérique n’est rien d’autre que de la pédagogie. Et ça risque de durer encore un bon bout de temps : jusqu’à ce que le mot « numérique » ait disparu du vocabulaire.
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo : Look at me via photopin (licence) et Cahiers pédagogiques
Laisser un commentaire