En février dernier, j’avais proposé de réfléchir, à l’observation des pratiques numériques médiatiques des jeunes, aux enjeux et aux perspectives pour l’école. Tout ça se trouve rassemblé dans un diaporama que j’ai publié dans un article où je m’amusais à faire semblant de m’apercevoir que les jeunes de maintenant ne sont plus vraiment les mêmes…
Certaines questions que je posais alors n’ont pas pris une ride et je n’ai pas vu, dans les propositions faites pour l’école numérique de la refondation, le moindre commencement d’esquisse de tentative de réponse…
Puisque ce blogue est le lieu de l’enfonçage permanent de portes ouvertes, je vais me faire le plaisir de lister cinq de ces questions et de les expliciter quelque peu.
Peut-on dissocier la question des rythmes de celle des temps scolaires, de celle des programmes et des contenus, de celle des espaces enfin ? Ainsi peut-on continuer à enseigner de manière frontale, dans des salles rectangulaires, fermées et non modulables ?
La question des rythmes est posée aujourd’hui, pour le premier degré seulement, dans une tempête médiatico-politique assez peu propice à la sérénité des débats. Mais qui en parle pour le second degré ? Qui parle de l’aménagement des temps d’enseignement, réforme indispensable pourtant à faire parallèlement à celle des rythmes ?
La question des contenus est posée aussi, toujours pour le premier degré, à travers la consultation lancée pour la refonte des programmes. Mais tout ça semble bien mal parti, comme s’il s’agissait de refonder en gardant l’essentiel de l’existant. Par ailleurs, rien en vue pour la refonte complète des programmes du second degré !
Enfin qui parle d’architecture ? Quand on sait le temps qu’il faut, dans les mairies, les conseils généraux ou régionaux, pour réfléchir et se mettre d’accord sur les plans de bâtiments neufs, on se dit que nos salles de classes vont encore être rectangulaires, closes et non modulables pour quelques décennies encore ! Et ce d’autant plus que ces collectivités locales ou territoriales, pleines de bonne volonté, sont en attente des réflexions et des préconisations de l’État à ce sujet… qui tardent ou ne viennent pas.
Quand les sollicitations sociales sont permanentes, comment réussir à mobiliser l’attention des élèves, assis six heures par jour à écouter ? Peut-on continuer à interdire les outils numériques personnels quand chacun d’eux est un terminal ouvert sur le monde ? Comment faire évoluer les examens pour permettre l’évaluation des capacités à se saisir des connaissances disponibles en ligne et à se les approprier ?
Dans mon article de février dernier, je poursuivais : «Quand le cours est ennuyeux, que le professeur parle seul déjà depuis quarante minutes, qu’il est bientôt l’heure de sortir, que l’attention s’est définitivement évanouie, ne pas répondre par texto, sous la table, sans regarder le clavier, à la question posée par un camarade “T où, tu fais koi ?”, ne serait-elle pas une transgression des conventions sociales pire que l’irrespect montré alors à son professeur ? ».
Qu’est-ce qui a changé depuis ? Rien.
J’ai montré, voir ce billet tout récent, que les règlements intérieurs des lycées s’étaient renforcés de mesures aussi répressives que stupides à l’encontre de l’outillage numérique personnel des élèves. Vous pouvez sans peine imaginer la manière dont on considère ces outils en collège et à l’école, où ils sont plus rares, il est vrai.
À l’exception de professeurs peu nombreux qui n’hésitent pas, contre leur hiérarchie, à transgresser les lois et les règlements, là encore, rien ne risque de changer avant de très longues années.
Et là, si je voulais être encore plus en colère, je vous parlerais de la façon scandaleuse dont sont organisés le diplôme national du brevet et le baccalauréat — voir ce billet récent.
Comment faire évoluer la posture immémoriale et intangible du maître seul possesseur et transmetteur des connaissances quand ces dernières sont médiatisées et disponibles partout et à tout moment ? Comment accompagner alors les élèves dans la construction de leurs savoirs ?
Je n’ai pas vu, nulle part, dans le projet de transformation des IUFM en ESPE, de quoi me rassurer sur le nécessaire changement de posture du maître. L’enseignement frontal, vertical, distant, a pourtant vécu.
Tout le monde le sait.
Et tout le monde s’en fiche. Oui, je suis énervé.
J’ai souvent dit que chaque professeur aurait sans doute à se transformer en « augmenteur » de connaissances et de savoirs, à l’image de la réalité que le numérique « augmente ». Laurène Castor, sur son blogue, qui a plus d’imagination que moi, parle du professeur de demain comme d’un « facilitateur de connaissances, sélectionneur des flux d’informations pertinents, formateur et guide pédagogique, catalyseur de passions et d’amour du savoir, enchanteur et grand orateur, provocateur de vocations, explorateur du doute, de l’incertain et donc de demain, en bref précurseur, éclaireur, visionnaire, développeur d’outils et de méthodes d’apprentissage appropriés à un monde qui change… ».
Moi ça me va. Mais, à part Laurène, qui en parle ?
Comment stimuler l’attention et la curiosité des élèves pour chercher et découvrir dans un monde numérique infobèse ? Comment concilier le travail collaboratif et coopératif avec l’évaluation traditionnellement individuelle ?
La réponse est, en partie déjà, donnée ci-dessus. Peu importe finalement quel rôle, parmi ceux qui sont déjà proposés, endosseront les maîtres de l’école de demain, ces derniers auront, au-delà de leurs compétences disciplinaires, à acquérir et faire acquérir à leurs élèves de solides compétences info-documentaires. Il s’agit là de missions habituellement dévolues aux professeurs documentalistes qui auront — comment faire autrement ? — à les faire mieux connaître et comprendre et à les partager.
Par ailleurs, l’évolution des pratiques de classe vers des formes de classes inversées ou hybrides entre les moments présentiels en classe et les moments en ligne, aura pour inéluctable conséquence la mise en œuvre de projets collaboratifs qu’il faudra nécessairement évaluer. Il s’agit là d’une rupture fondamentale : tous les apprentissages sont construits aujourd’hui, je pense en particulier au second degré, pour une évaluation individuelle des élèves, qu’il s’agisse des formes traditionnelles ou des nouvelles formes par compétences.
Comment faire ? Qui sait faire ? Qui s’en préoccupe ?
Comment former les élèves, jeunes citoyens dans l’école d’hier, avec les outils d’aujourd’hui, pour les métiers de demain, que personne ne connaît encore ? Comment intégrer dans les enseignements l’acquisition par les élèves d’une culture numérique, technique mais aussi et surtout sociale et citoyenne ? Comment stimuler et promouvoir la création et la publication par les élèves de contenus numériques en ligne ?
L’enjeu est de taille. Il s’agit là d’enseigner le numérique, comme le propose le ministère de l’éducation, ou encore de suggérer, de manière plus générale, une éducation au numérique, comme le proposent la CNIL et les 42 organismes associés, voir le site ad hoc.
Derrière ces déclarations d’intention, car il ne s’agit que de cela encore, il s’agit bien de demander aux élèves, aux jeunes, aux jeunes citoyens, d’acquérir autonomie et responsabilité dans un large cadre culturel numérique transversal. Et il ne s’agit pas, n’en déplaise à certains lobbys qu’on voit renaître de leurs cendres à l’occasion de la consultation de la CNIL, de la seule réflexion synecdochique sur les écrans, sans s’interroger sur la nature des médias qui les traversent, ou du simple apprentissage du code rédempteur ou encore de la dimension libre mais bien étroite de la conception et de la diffusion de logiciels… Non, les contours sont encore à dessiner mais cet enseignement devrait logiquement balancer entre littératies numériques, médiatiques et informationnelles.
L’école, rappelons-le, a la mission de préparer ses élèves aux métiers de demain, dont les prospectivistes les plus pertinents disent eux-mêmes ne rien savoir, y compris dans le court délai d’une décennie. Comment procéder autrement que par cet enseignement global qui fera des élèves des citoyens éclairés, capables de consommer, certes, mais surtout de prendre en compte ces nouveaux « modus-vivendi », de s’exprimer et de publier ?
Comment donc, pour finir et me répéter, car je l’ai déjà dit, ne pas rapidement faire de publier une compétence fondamentale ?
Mais, contrairement à d’autres pays, en Europe du Nord pour l’essentiel, la France tarde à comprendre l’importance de ces enjeux et multiplie, je l’ai dit, les déclarations d’intention à l’envi.
Je ne suis plus énervé, je suis juste impatient.
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo : Tintin44 – Sylvain Masson via photopin cc
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