Anastasie, l’expression de la peur puis la tentation du pouvoir

La peur est mauvaise conseillère, dit-on. À l’évidence, elle est pourtant le compagnon fidèle et dévoué de bien des élites et des intellectuels de ce siècle.

Du côté de la presse et des médias traditionnels, on ne compte plus les prises de parole maladroites de journalistes apeurés, voire affolés, mandarins ou plus humbles, accumulant les gloses immodérées et amères, pestant contre cet Internet qui les déstabilise, les remet en question, les faire descendre de leur piédestal…

Allez, quelques noms dont j’ai le souvenir : Éric FottorinoCatherine NayAlain DuhamelPhilippe ValÉlizabeth LévyDenis OlivennesPatrick Montel

En point d’orgue, le toujours lucide et fascinant Laurent Joffrin : « Il faut rappeler que si le Net est un magnifique outil de diffusion, il ne produit rien. ».

Du côté des artistes, des écrivains, des comédiens, nombreux sont ceux qui n’ont pas résisté à la tentation de dire les pires horreurs à propos du numérique et d’Internet. Vous comprenez : on les critique, on les bouscule, les droits immémoriaux des auteurs sont bafoués. Et surtout, côtoyer la médiocrité insupporte au plus haut point ces intellectuels de haute volée.

Dans ce chœur des aigris, on reconnaît Guy SormanPierre ArditiAlain FinkielkrautPatrick Sébastien (la juxtaposition de ces deux derniers noms ne laisse pas de m’amuser), Elizabeth TchounguiFrédéric BeigbederAmanda LearJacques SéguelaMathilde SeignerAlain Delon

Dans le monde politique, on n’est pas en reste et tout le monde a entendu parler des saillies drolatiques de Nadine MoranoMichelle Alliot-MarieMartine AubryJacques MyardChristine AlbanelLuc FerrySégolène RoyalPatrick OllierFrédéric LefebvreAurélie Filippetti — oui, oui, la ministre de la culture.

En point d’orgue, tout récemment, François Hollande lui-même : « C’est cela le risque d’internet. C’est la multiplication, c’est le déversement, c’est la diffusion à un niveau jusque là jamais atteint de mensonges et d’insultes. »

Mis pourquoi nous raconte-t-il tout ça, direz-vous ?

Eh bien figurez-vous qu’il en va des élites de ce pays comme des élites de la grande maison « Éducation nationale » : tout le monde a peur.

Mais vraiment très peur. 

La réponse traditionnelle observée des dirigeants est celle de la surveillance généralisée des citoyens, de l’espionnage des internautes et de la censure de fait de leur liberté d’expression, organisant la régulation de cette dernière en confiant à des entreprises privées la responsabilité de dire le droit, de distinguer ce qui est légal de ce qui ne l’est pas, de mettre en place le filtrage des flux sans décision de justice, en promouvant l’irresponsabilité personnelle — cf. les affaires récentes concernant des tweets antisémites, par ex.

Toutes les décisions politiques vont dans le même sens en ne défendant pas la neutralité des réseaux, en dépouillant le citoyen de ses droits élémentaires, en le privant méthodiquement de ses libertés fondamentales. Les lois qu’on nous promet pour demain vont toutes dans le même sens. Sous prétexte de fixer le cadre des libertés numériques, elles en organisent la mise à mal. Sous prétexte de faciliter l’accès à la culture, elles réglementent les accès à cette dernière, en confiant notamment à des autorités indépendantes, dont celle en charge de l’audiovisuel, la responsabilité de la régulation des contenus numériques en ligne.

Si on a du mal à comprendre que toutes ces décisions soient dictées par la peur plutôt que par la raison, on ne peut décemment pas reprocher à des hommes politiques d’exercer leur pouvoir, même si on n’agrée pas leurs motivations.

Dans le système éducatif, la peur est partout, vous disais-je, la raison nulle part, ce qui est pour le moins dommage, et le pouvoir s’exerce de manière immodérée avec ouverture de parapluie à tous les étages d’une hiérarchie sclérosée et strictement verticale.

Ainsi, depuis le début de ce millénaire, sous le fallacieux prétexte de la nécessaire protection des mineurs, on a organisé dans le système scolaire le filtrage en grand de l’Internet, renforçant l’irresponsabilité des professeurs et privant les plus engagés d’entre eux de leur liberté d’accès aux ressources dont ils ont besoin, part de leur liberté pédagogique — on ne compte plus les réseaux d’établissement ou les centres de documentation où on n’accède pas à des services entiers de l’Internet, YouTube, Dailymotion, Facebook, Twitter, Wikipedia (si, si, je vous assure), etc.

Les décisions de filtrage sont le plus souvent prises de manière autoritaire, sans possibilité de négociation ou d’accommodement, aux différents niveaux de la hiérarchie, les services rectoraux, les chefs d’établissement, les référents numériques, les professeurs documentalistes eux-mêmes, les entreprises de maintenance, par la magie de l’exercice de leurs micro-pouvoirs respectifs.

C’est tellement jouissif et facile de tourner le bouton d’Anastasie !

Ainsi, depuis le début de ce millénaire, sous le fallacieux prétexte de la restauration d’une autorité professorale supposément entamée, on a organisé dans le système éducatif, par la loi ou l’enrichissement des règlements intérieurs, la privation systématique et irraisonnée de la liberté des élèves d’utiliser si besoin leur terminal personnel d’accès à la connaissance, lequel contribue généralement à prolonger et renforcer leur identité et leur vie sociale, voir à ce sujet l’excellent et récent billet de Yann Leroux.

Ainsi, depuis le début de ce millénaire, on a organisé la censure de fait de la liberté d’expression des élèves en réprimant très sévèrement les abus de cette dernière sur les blogues ou les réseaux sociaux plutôt que de mettre en place les mesures éducatives nécessaires. Ainsi, depuis le début de ce millénaire, on a censuré, les chefs d’établissements les premiers, au mépris de la législation le plus souvent, les journaux scolaires ou lycéens, sur papier ou en ligne. Ainsi, depuis le début de ce millénaire, on a organisé dans les lycées la censure des modes d’expression ou de construction de leur citoyenneté choisis par les élèves eux-mêmes dans le cadre de la vie lycéenne.

Il est possible de multiplier à loisir les exemples qui montrent que l’exercice compulsif de ces micro-pouvoirs est une réponse irraisonnée à la peur panique de l’Internet ou des espaces numériques.

Plus récemment, toujours mue par la peur et à ce qu’on peut gagner à l’entretenir autour de soi, l’AFUL propose aux enfants de dessiner les menaces informatiques ! De son côté — on voit bien ce qu’elle a à y gagner —, une compagnie d’assurance s’associe aux gendarmes pour aller délivrer un permis Internet en CM2, au mépris de toute démarche éducative.

Le ministère soi-même, pour rassurer les parents et les foules enseignantes et administratives apeurés, promeut un site appelé « Internet responsable » dont j’ai montré, dans ce billet, qu’il n’était, sous prétexte d’éducation aux médias, qu’une tentative de plus d’imposer une morale numérique normalisée et, de fait, antiéducative et privatrice de droits et de libertés.

Enfin, au moment ou il apparaît comme urgent et prioritaire de donner à « publier » le statut de compétence d’apprentissage fondamentale — et non pas « coder » qui n’est qu’un des aspects de la publication —, l’école devra nécessairement se donner pour mission de restaurer les libertés fondamentales qui permettront à la fois la mise en œuvre des apprentissages afférents et la restauration d’une citoyenneté numérique pour ses élèves.

Encore convient-il d’avoir confiance et de laisser place à la raison.

C’est là l’essentiel du propos que je tiendrai samedi 5 avril à Arsac, sur la table ronde intitulée « Liberté » sur laquelle l’ANAÉ/Éducavox a la courtoisie de m’inviter.

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photo : Claude… via photopin cc ; merci à Slate et Owni pour les citations.

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