Ceux d’entre mes lecteurs — qu’on répande un tapis de roses à leurs pieds ! — qui s’attendent à ce que je leur parle de MOOC ou de tablettes vont en être pour leurs frais. Ces mots ne sont encore ici que pour améliorer la visibilité de ce billet dans vos moteurs favoris.
Non, il s’agit plutôt dans ce billet d’évoquer les missions de l’école, ce qu’elles semblent être de manière quasi immémoriale et ce qu’elles semblent devenir quand le numérique bouscule ses valeurs.
C’est une question éminemment sensible, cela va de soi. Elle est au cœur de nombre de réflexions qui agitent la société, de manière parfois un peu convulsive… L’école est ainsi soumise à la pression de lobbys divers, idéologiques d’abord, mais aussi économiques. Les exemples récents sont pléthore qui montrent la grande fragilité de l’école d’aujourd’hui à ce sujet, confrontée à divers obscurantismes, modernes ou archaïques. Je n’y reviens pas.
On perçoit bien aussi cette grande sensibilité à l’énoncé des mots-clés qui peuvent répondre à cette question des missions : enseigner, transmettre, instruire, éduquer, former… acquérir des connaissances, des compétences, des savoirs, une culture de base, une culture commune peut-être… former un jeune citoyen français, européen, numérique… un jeune travailleur…
Tous ces mots sont sources de débats encore aujourd’hui, qui trouvent parfois leurs racines dans de profondes querelles qui ont opposé et opposent encore bien des pédagogues ou des spécialistes de l’éducation. Au-delà de ce cercle, c’est d’autant plus compliqué que chacun a sur l’école un avis qui, bien souvent, se nourrit de sa propre expérience scolaire, quelques décennies auparavant. Tout cela contribue généralement à porter nos regards vers le passé plutôt que vers l’avenir.
Le « c’était mieux avant » reste l’argument ultime du débat sur l’éducation.
Pour ma part, je ne suis ni pédagogue averti, ni spécialiste des sciences de l’éducation, ni historien du domaine. Je me contente d’essayer, à ma mesure, d’observer les modifications induites par l’immersion de l’école dans la société numérique (ou dans leur collision réciproque, les images cataclysmiques ne manquent pas). Essayons…
Que deviennent les missions de l’école à l’ère du numérique ?
On ne parlait pas encore vraiment de numérique en 2003 quand a été lancé le grand débat national sur l’avenir de l’école. Concernant ses missions, un document en ligne récapitule l’ensemble des questions nouvelles qui se posaient alors à elle. Il reste, pour l’essentiel, d’actualité et sa lecture est aisée.
Sans entrer dans les détails, la question de l’acquisition des connaissances se pose, aujourd’hui, de manière fort différente. Michel Serres l’a bien montré qui prétend que Petite Poucette est toujours connectée au monde de la connaissance. La plupart de ceux qui réfléchissent à ce sujet estiment que le rôle du professeur est en train de changer peu à peu : de transmetteur de connaissances, d’instructeur, il se transforme en médiateur, en augmenteur, en organisateur de savoirs que les élèves peuvent co-construire avec lui et entre eux, dans des espaces et des temps qui dépassent les limites habituelles de la classe et du cours.
C’est la première leçon de ce nouveau millénaire : la mission traditionnelle assignée à l’école de transmission de connaissances, l’héritage culturel qui passe d’une génération à l’autre, est en train, sans disparaître totalement, de s’estomper.
Il est une deuxième mission qui est généralement évoquée et qui n’est pas, non plus, exempte de critiques ou de commentaires. L’école a pour mission de répondre, d’une manière ou d’une autre, aux besoins de l’économie et ainsi de préparer les jeunes au monde du travail.
« L’école doit […] faire en sorte que les élèves puissent être pleinement préparés aux besoins de l’économie. La France doit être la meilleure dans le numérique pour avoir les meilleures entreprises. »
C’est ainsi que s’exprimait le chef de l’État récemment lors de la dernière rentrée des classes. Ce point de vue est assez largement partagé par les députées Corinne Erhel et Laure de la Raudière qui, dans leur dernier rapport d’information sur le développement de l’économie numérique française, observent :
« Aujourd’hui, l’Éducation nationale est confrontée à celui [l’enjeu] de la conversion numérique : former au numérique et former aux métiers du numérique, afin d’apprendre à chacun à se mouvoir dans ce monde changeant et de former, aussi, des innovateurs radicaux. »
Dans un projet de loi, Laure de la Raudière se faisait plus précise encore et déplorait le nombre trop faible de « jeunes techniciens ou ingénieurs français formés à ces nouveaux métiers ». Il s’agit là d’une position qui fait fi des vrais besoins, à l’ère du numérique, des entreprises. Déjà en 2003, le débat national sur les missions de l’école posait les bonnes questions :
« Faut-il rénover la formation générale et la définition de la culture de base en fonction des qualifications requises par le monde du travail ? Par ailleurs, le monde économique attend-il de l’école qu’elle dispense des formations générales et transversales susceptibles d’accroître la capacité d’adaptation aux imprévisibles contextes de travail de l’avenir ou bien souhaite-t-il voir l’Éducation nationale multiplier les formations spécialisées en cherchant la plus grande adéquation possible aux métiers existants ? Faut-il concevoir un partage des rôles entre l’école et l’entreprise, l’école prenant en charge la formation générale et laissant les entreprises parfaire la professionnalisation en fonction de leurs besoins — dans le cadre de l’alternance, ou de la formation continue, ou même en leur confiant la responsabilité de toute la formation professionnelle ? »
Et enfin, en proposant :
« Nous pouvons penser que l’école doit, dans ce contexte, promouvoir l’aptitude au changement : capacité de se mettre en question, d’innover, de coopérer avec les autres, de continuer à se former une fois entré dans la vie active. ».
Ces nouvelles compétences sont induites et renforcées par le numérique. C’est même une des clés pour comprendre les mutations de l’enseignement aujourd’hui. La question est donc clairement posée : au moment où il est définitivement impossible de prévoir, même à court terme, ce que seront les métiers de demain, l’école doit-elle continuer à mettre en place des formations professionnelles dont il est impossible de prévoir les débouchés ? Les collectivités doivent-elles accompagner l’école dans de tels choix sans pérennité en investissant dans du matériel technique industriel onéreux ?
A contrario, ne convient-il pas de préparer plutôt les élèves, les jeunes, à apprendre à coopérer, à collaborer, à être acteurs et producteurs, à inscrire leur désir d’apprendre dans une démarche de projet plus adaptée sans doute à ce que seront les métiers de demain ? C’est peut-être aussi ce que pense la ministre Najat Vallaud-Belkacem qui semble vouloir privilégier l’apprentissage et les autres formes d’alternance.
« Combien de temps faudra-t-il pour que l’enseignement scolaire comprenne que les entreprises attendent des jeunes diplômés qu’ils sachent coopérer ? » demande enfin Emmanuel Davidenkoff dans l‘Express.
En conclusion, si l’école joue, avec le numérique, un moindre rôle dans la transmission des connaissances, si elle est amenée à intervenir moins directement dans la formation professionnelle, quelle sera alors sa mission principale ?
La réponse est assez simple et, pour tout dire, assez enthousiasmante : former des citoyens.
Rien là de très nouveau, me direz-vous. Certes, mais le numérique va inéluctablement amplifier la portée éducative de ce chantier sociétal. Le citoyen de ce nouveau millénaire, et donc le jeune citoyen, ont l’immense et nouveau privilège historique d’accéder à l’exercice complet de droits fondamentaux, je veux parler d’abord des libertés à s’exprimer en public et à donner son opinion.
C’est nouveau, unique, historique disais-je. L’imprimerie avait permis aux citoyens de pouvoir lire, Internet et le numérique leur permettent d’écrire et de mettre leur opinion au débat et de la confronter à la critique universelle. L’école a ainsi obligation de travailler à l’éducation de ces citoyens-là et à intégrer ces nouvelles compétences aux apprentissages fondamentaux. Elle a aussi obligation, pour former ces jeunes élèves citoyens et travailler à leur éducation, de développer toutes les formes de démocratie scolaire, de l’école maternelle à l’université. Peu à peu, progressivement, les instances de décision doivent s’éclairer de l’avis des élèves mandataires. De même, dans les grandes classes, les représentants des élèves doivent être partie prenante des décisions qui les concernent directement, dans le cadre de la vie scolaire.
C’est là un enjeu de taille : former le jeune citoyen écolier, collégien ou lycéen, intégrer la dimension sociale ou sociétale née des pratiques numériques massives est essentiel pour sa participation future à la vie de sa cité, de sa région, de son pays, de l’Europe peut-être…
De nouvelles compétences doivent donc maintenant enrichir davantage encore les apprentissages : autonomie, initiative, capacité au travail de groupe, émancipation, sens critique, accès à l’information et aux médias, responsabilité, participation à la construction de règles de vie et de conventions communes, engagement…
À n’en pas douter, ce sera enfin le meilleur moyen de renforcer l’éducation civique traditionnelle, de porter les valeurs de l’école et de la République, dont la laïcité, de lutter contre les inégalités et d’en réduire la portée… Cerise sur le gâteau : les disciplines devront se rencontrer et croiser enfin leurs champs respectifs…
Que de perspectives réjouissantes !
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo : markustrois et jonandsamfreecycle via photopin cc
[cite]
Bonjour,
Votre billet est très intéressant et plein d’espoir quand à l’avenir du numérique à l’école. Cependant j’aimerai préciser que pour changer les mentalités et les pratiques, il faut que l’école s’en donne les moyens et on en est encore loin (rien n’est impossible toutefois). Pas seulement matériel, mais surtout logistique. En tant qu’enseignant (en lycée pro) et plutôt ouvert au nouvel technologies, je constate malgré tout des difficultés à mettre en place ces pratiques, car souvent les personnels préposés à l’informatique ne sont que rarement disponibles et surchargés de travail. Les droits d’administrations des machines ne sont pas laissés aux enseignants (ce qui est normal en soit), et les emplois du temps ne sont pas adaptés à ce type d’enseignement. Une heure c’est souvent trop peu.
Internet est à portée de main et je m’en sers à tous les cours cependant, mais le travail collaboratif est encore complexe à mettre en place, car nous avons une obligation de notation et le temps est bien souvent trop court pour laisser place à l’expérimentation. Dans quelle mesure peut-on mettre en place de nouveaux fonctionnements d’enseignement face au numérique, et comment peut-on repenser la transmission des savoirs si les personnels (et pas seulement les enseignants) techniciens, informaticiens et formateurs aux NTIC ne sont pas suffisants ? Je suis dans un lycée de 1500 élèves et il y a 1 personne qui gère le parc info. Et deux profs pour l’aspect logiciel… No comment.
Merci pour cet article