C’est l’actualité qui, cette semaine, suscite la rédaction de ce billet. Dans mon dernier article sur ce blog, je faisais mine de m’étonner — rassurez-vous ! plus rien ne m’étonne vraiment… — de la manière particulièrement anxiogène dont on présentait le colloque organisé le 10 janvier dernier. Son sujet « Les jeunes sur la toile. Quelles protections pour quels risques ? », les thèmes abordés, le choix et la qualité même des intervenants, tout était mis en œuvre pour faire de cet événement un nouvel élément fort de la communication quant aux supposées pratiques délictueuses des jeunes en ligne.
Cela n’a pas raté. La presse a largement repris et amplifié cette communication institutionnelle, relayée par les habituels groupements ou associations subventionnés :
- « Les “tshoins”, ces nouvelles têtes de Turcs sur Internet » titre Le Figaro… qui a trouvé le filon…
- « Internet : un colloque sur les conduites à risques des jeunes » et « Le porno chez les ados : ça se passe sur smartphones » titre Terrafemina…
La communication est si bien faite que la presse en ligne canadienne francophone relaie elle aussi l’événement, reprenant une dépêche de l’AFP. Mais les journalistes canadiens, comme leurs confrères belges, ont souvent de mauvais réflexes et commencent par valoriser avant d’alerter : « Les jeunes se protègent mieux que les adultes », titre ainsi Lapresse.ca.
Malgré tout, il suffit alors d’interroger quelques personnalités pour baigner à nouveau dans une ambiance pleine des frémissements et des cris angoissés dont il convient d’user à ce propos. C’est ainsi que sont rapportés les propos de Yann Padova, expert de la CNIL, qui concède que les jeunes sont plus sensibles que les adultes aux risques encourus mais, puisqu’il est là pour ça, y va de sa sentence définitive :
« L’enjeu semble être désormais le mauvais usage que les jeunes font d’internet »
On ne sait ni de quoi est-ce l’enjeu ni ce qu’est ce mauvais usage mais voilà, c’est dit, c’est toujours ça de pris.
De son coté, Pierre-Yves Lebeau, officier de police, qu’on a connu en d’autres lieux plutôt mieux inspiré, se laisse aller :
« Parfois les mineurs aiment bien se faire peur et sur Internet c’est très facile de trouver des images et de les montrer à ses camarades. Sauf que c’est interdit. »
On conçoit bien en effet qu’il faille un service de police entier, mobiliser des dizaines de personnalités dont des ministres sur un colloque national parce que des jeunes se montrent des images !
Et notre policier conclut fort heureusement :
« Mais il n’y a pas plus de danger sur Internet que dans la vie réelle. Les principaux problèmes rencontrés par les jeunes sont dans la rue. »
Merci, il fallait que cela soit dit !
Alors, ce colloque ? On n’y était pas mais d’autres si, dont certains sont d’ailleurs partis avant la fin. Un des animateurs du réseau scolaire Lyclic, notamment, en fait un compte rendu très complet et prévient :
« Attention, vous entrez dans une zone dangereuse ! »
Et de publier dans la foulée l’excellent message :
Lyclic conclut son billet par :
« Des repères sociaux bien établis, comme la distinction vie privée/vie publique, ont été battus en brèche tant du côté des faiseurs de l’Internet que du côté de ses usagers, il n’est donc pas pertinent d’évoquer un manque de maturité face à des exigences traditionnelles qui n’ont plus vraiment cours, il serait plus juste de chercher la meilleure « maîtrise » d’Internet et de ses nouveaux codes, afin de former des citoyens « numériques » individus autonomes et respectueux d’autrui sur le web. »
Former des citoyens « numériques », individus autonomes et respectueux d’autrui sur le web
Revenons un instant sur les supposés mauvais comportements de quelques jeunes en ligne. Je ne veux surtout pas qu’on comprenne que je souhaite les nier. Ils existent, c’est une certitude, comme ils existaient hier. La différence, il est vrai, c’est que ces mauvais comportements prennent avec Internet une autre dimension portant sur la place publique ce que les auteurs de ces méfaits croyaient réserver à des espaces privés et clos.
Je ne veux pas sous-estimer la détresse des victimes ni l’importance de ces méfaits. Il s’agit souvent de harcèlement, d’injures, de diffamation, d’atteinte à la vie privée, toutes sortes de petits délits qui frappent d’ailleurs, dans cet espace de l’école qui nous intéresse ici, autant les adultes (les professeurs, les chefs d’établissement) que les élèves eux-même.
Alors comment faire ?
L’école a toujours été ainsi confrontée à la modernité ou aux changements de la société. Ce n’est pas nouveau. Elle s’est toujours adaptée, bâtissant de nouvelles règles, construisant de nouvelles conventions de la civilité et du vivre ensemble. L’arrivée assez violente, perturbante et rapide de l’informatique puis d’Internet, le bain ethnique dans le numérique contraignent de la même manière à bâtir des conventions nouvelles qui permettent des usages civilisés et responsables en même temps qu’elles rendent difficiles voire impossibles les déviances et les incivilités.
Ces nouvelles conventions portent un nom : ce sont des chartes d’usage. Ces dernières sont strictement obligatoires dans les écoles, collèges et lycées depuis la parution d’un Bulletin officiel de janvier 2004, donc.
1er constat : huit ans après ces premières injonctions, tous les établissements scolaires ne se sont pas encore dotés d’une charte d’usage. Loin de là. Tout récemment encore, un professeur de collège m’interpellait sur Twitter pour me demander des exemples qui pourraient être utiles à construire la charte du collège où il travaille, tâche que lui a confiée sa principale.
2e constat : un guide d’élaboration a vite été proposé pour aider les établissements à rédiger ces documents conventionnels. On le trouve encore en ligne sur cette page d’Eduscol. Je ne veux retenir que cette recommandation de très bon aloi :
« Chaque établissement ou école doit définir sa propre démarche d’élaboration ou de modification de la charte, appropriée à sa situation. Il s’agit d’y associer l’ensemble des membres de la communauté éducative, et créer une véritable concertation pour que la charte soit le résultat d’un travail collectif qui permettra une meilleure adhésion aux dispositions de la charte. Cette réflexion peut donner lieu à la mise en place de groupes de travail, de commissions, de groupes spécifiques… »
Cette recommandation n’a été que rarement suivie d’effets
La très grande majorité des chartes ont été construites (écrites sur un coin de table à la va-vite par un adulte « responsable » et présentées dans la foulée en urgence au Conseil d’administration) sans qu’à aucun moment on ait mis en place d’instances de concertation ou de réflexion.
Pire encore, les premiers concernés, les élèves, ont été systématiquement écartés de la rédaction de documents qui les concernaient au premier chef ! Ces chartes, qui doivent être annexées au règlement intérieur, sont signées le plus souvent par les élèves et leurs parents sans aucune explication, sans aucun décryptage, sans aucun travail éducatif d’accompagnement.
Les raisons ? Le manque de temps, la flemme, la peur de devoir évoquer des dispositifs techniques dont on ne sait rien soi-même, la conviction que ça ne sert à rien (ils sont trop jeunes pour comprendre !), la préparation du brevet ou du baccalauréat, au choix, la conviction que ça concerne d’abord les parents, toutes bonnes raisons pour ne rien faire ou renvoyer au calendes grecques.
Ce premier abandon par l’école de missions qui pourtant lui reviennent va bientôt être suivi d’un deuxième abandon, de nouvelles transgressions : de jeunes élèves sont régulièrement exclus sans appel par des commissions de discipline au motif qu’ils ont transgressé sur leur blog ou sur un réseau social une loi ou des conventions qu’aucun adulte, à l’école ou à la maison, n’a pris la peine, à aucun moment, de leur expliquer.
Ce paradoxe d’une école qui punit sévèrement des élèves à l’éducation desquels, sur ces points-là, elle n’a jamais participé, en aucune manière, continue de plus belle, aujourd’hui encore.
Revenons aux supposés excès que dénoncent les participants à ce colloque. Je reste persuadé que la très grande majorité des délits ou incivilités observés aujourd’hui auraient pu être évités si des chartes d’usage, des conventions négociées avec les élèves ou les jeunes, longuement expliquées, avaient été construites.
Nul besoin pour ce faire d’un enseignement au numérique ou au médias numériques spécifique. Non, juste la prise de conscience par chacun que les jeunes, les enfants, ont besoin de repères, de barrières, de règles nouvelles, de guides respectés parce que compris, et que c’est là une tâche commune qui doit être partagée. Il y a des bonnes idées dans le B2i à ce sujet aussi, encore faut-il qu’il soit lui aussi partagé et intégré à tous les enseignements…
Que de gâchis et de temps perdu !
Il y a quelques années déjà, j’avais participé à élaborer un document éducatif à commenter avec les élèves. Vous pourrez encore le trouver sur cette page. J’en reproduis ci-dessous un élément qui dit déjà pourtant l’essentiel.
C’est bien tous ensemble qu’on convient d’une charte, des règles qui nous concernent. Pourquoi l’école l’a-t-elle oublié ?
Michel Guillou @michelguillou
[cite]
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